01. David Bowie – What in the World (Benjamin Fogel)
Extrait de “Low” – 1977
En 1977, David Bowie fait exploser toutes les barrières et propulse la musique dans le futur. Enregistré en 1976, Low, le premier album de sa trilogie berlinoise, est une œuvre pivot et parfaitement moderne. Bowie a déjà défoncé tous les carcans, affirmé sa liberté et prouver sa capacité de se réinventer. Il a déjà préfiguré la question du punk en montrant que la musique n’appartient à aucune institution, tout en anticipant la nécessité d’emmener simultanément celle-ci vers toujours plus d’ouverture et de complexité. Lorsqu’on écoute What in the World, on entend déjà toute la scène post-punk à venir (de Magazine à A certain radio), mais aussi la suppression d’un découpage musiques mainstream vs musiques savantes. C’était il y a 40 ans : David Bowie devenait l’artiste total, celui qui incarne aussi bien la starification du système que la quête de nouveaux horizons esthétiques. Et puis, de toute façon, comment ne pas être en admiration devant l’idole de mes idoles ?
02. David Bowie – Time (Nathan)
Extrait de “Aladdin Sane” – 1973
Je pourrais choisir “Five Years”, première chanson dont les paroles m’ont fasciné, je pourrais parler de la construction alambiquée de “Cygnet Committee” ou de la poésie de “Wild-Eyed Boy From Freecloud”, mais c’est “Time” qui résume tout ce que j’aime chez David Bowie : la décadence légère à la Kurt Weill, le surréalisme assumé et le romantisme exacerbé. Et surtout, un texte à couper le souffle. L’adolescent enfoui en moi entend encore les mots du dernier couplet résonner. Lire, relire, décortiquer et apprendre l’anglais pour mieux comprendre ce que l’homme maquillé raconte. Et c’est seulement une des petites choses que je lui dois.
03. David Bowie – Young Americans (Isabelle Chelley)
Extrait de “Young Americans” – 1975 – Plastic soul
Dans une interview pour Uncut en février 2015, le guitariste Carlos Alomar racontait comment, lors des séances pour l’album soul de Bowie, il avait invité sa femme, la chanteuse Robin Clark et leur ami Luther Vandross, à passer le voir en studio. En entendant la chanson Young Americans, ils se seraient mis à reprendre le refrain en harmonie, en se moquant de l’accent anglais de Bowie, qui, au lieu de se vexer, leur proposa de recommencer devant le micro. Une anecdote de plus à mettre au compte de sa classe légendaire. Et en chanteur soul, virage déjà amorcé sur quelques titres de Diamond Dogs, il n’en manque pas. Même cocaïné jusqu’à la moelle (au point de ne plus se souvenir de l’enregistrement de ce 9e album), il signe une poignée de classiques. Dont ce single, tour de force de bout en bout – voix au top, mélodie catchy, arrangements éblouissants, texte au vitriol croquant une Amérique qu’il admire et déteste à la fois. Adolescente, j’ai passé des heures à tenter de saisir le sens profond des paroles, de ces phrases lapidaires et encore plus étranges (parce qu’ancrées dans sa réalité de l’époque, sans doute) que ce que j’avais entendu sur ces disques précédents. Puis j’ai fini par décider qu’il s’agissait d’une chanson de Bowie et que lui seul en connaissait le sens. Et encore.
04. David Bowie – I’m Deranged (Marc Mineur)
Extrait de “Outside” – 1995 – Ambiance Eno
Certes, j’avais déjà entendu parler de Bowie comme tout être humain habitant la terre, mais en 1995, il n’était plus une référence du passé, mais se catapultait dans mon présent. Cette petite claque m’a fait découvrir tout le reste. J’ai plongé sans vraiment remonter depuis. Et puis il y eut Lost Highway, cette découverte d’autre chose, cette révélation qu’on pouvait être hypnotisé par des phares de voiture, par une déambulation nocturne. C’est le morceau de fin qui pousse à ne jamais en finir, c’est la volonté de continuer la route, encore et encore…
05. David Bowie – It’s gonna be me (with string) (Alexandre Mathis)
Extrait de “Young Americans (réédition)” – 1991 – Soul
Dans un documentaire récent sur Bowie, ses anciens collaborateurs expliquaient que son génie venait de la propension du chanteur à légèrement varier une fin de refrain ou de couplet avec des accords inattendus. Démonstration à l’appuie avec “Five Years” ou “Fascination”, des titres passionnants. Mais qu’est-ce qui fait que son utilisation du saxo est si merveilleuse, que les chœurs souls sonnent si bien, que ses musiques hors formats plaisent à un si large public ? C’est dans ce mystère que j’y insère le génie. Et pour moi, le plus parfait exemple reste It’s gonna be me, pépite issue de la réédition de Young Americans.
06. David Bowie – Lady grinning soul (Arbobo)
Extrait de “Aladdin sane” – 1973 – néo-cabaret
Des chefs d’oeuvre Bowie en a écrit beaucoup, des chansons qui sont un peu “les miennes” aussi, dans sa discographie, “Andy Warhol”, “Letter to Hermione”, ou ses reprises de “Wild is the wind”, de “I’ve been waiting for you”… Mais il y en a une qui me retourne la peau à chaque écoute et pour laquelle je retiens mon souffle comme si le moindre geste de ma part risquait de l’interrompre et compromettre sa beauté. On a le plus grand mal à trouver chez Bowie des paroles d’amour, et de bonheur encore moins. Même ici. La sensualité débordante est teintée de gravité. Lady grinning soul, lascive et dangereuse. Plus on l’écoute moins on sait s’il s’agit d’une femme ou… de la mort.
Lorsque les premières notes de piano de Lady grinning soul s’égrènent, je suis triste comme si je venais d’inventer la tristesse, mais plongé dans un état de plénitude comme jamais. Les sorciers savent faire cela. Les sorciers, et le seul artiste auquel j’aurai toujours rêvé de ressembler, jusqu’à la fin.
07. David Bowie – John, I’m Only Dancing (Thierry Chatain)
Single – 1972 – glam rock
J’avais 15 ans. Je me souviens très bien avoir acheté Ziggy Stardust, l’album, peu après sa sortie, et en être resté fasciné, avoir eu le projet d’en traduire toutes les paroles sur des feuillets de classeur à petits carreaux, même si je n’ai pas dépassé celle de “Five Years”. Et dans la foulée est sorti ce single, qui m’a immédiatement fait jubiler. Le rythme primesautier, et par-dessus tout ce ton badin, à peine outré, le charme, le jeu sur la confusion et la fluidité des genres. Bowie au plus haut de la séduction (ah, cette petite ancre dessinée sur sa joue, dans le clip !), quel que soit son sexe et son orientation sexuelle. Une révélation pour un adolescent pas très sûr de son identité, de celles qui changent sa façon d’aborder la vie, pour toujours, qui interdisent l’étroitesse d’esprit. Une porte ouverte parmi tant d’autres, vers l’art, d’autres musiques, d’autres horizons.
08. David Bowie – Station to Station (Marc di Rosa)
Extrait de l’album Station to Station – 1976 – rock
C’est le morceau le plus long jamais paru sur un des albums originaux de David Bowie. “Station to Station” se déploie pendant plus de dix minutes au cours desquelles David Robert Jones campe son personnage de « Thin White Duke », dans une brillante odyssée sonore qui va crescendo et se ponctue par une explosion d’allégresse. Vêtu d’un gilet de costume noir et d’une chemise blanche, les cheveux peignés en arrière, le « Thin White Duke » est l’avatar cynique et mégalomaniaque d’un David Bowie alors sous très forte influence. Il n’en fait pas un mystère, puisqu’il chante « Ce ne sont pas les effets secondaires de la cocaïne / Je pense vraiment que ce doit être de l’amour ». Après le « Thin White Duke », Bowie ne recourra plus à des alter ego musicaux et renaîtra des cendres de ses personnages…
09. Goldie – Truth (feat. David Bowie) (Julien Lafond-Laumond)
Extrait de Saturnz Return – 1997 – Drum’n’bass
On ne va pas se mentir, Bowie a aussi ses ratés, tel que Earthling, en 1997, inspiré du bouillonnement drum’n’bass de l’époque. Exceptionnellement, Bowie n’avait pas su s’entourer des bonnes personnes. C’est d’autant plus regrettable que quelques mois plus tard, il se rapprochait du bad boy Goldie et de ses dents pourries pour enregistrer “Truth”, une ballade des plus mystérieuses. J’aurais tellement voulu en entendre plus.
10. David Bowie – Rock & Roll Suicide (Anthony)
Extrait de “The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders From Mars” – 1972
Mon regard sur Bowie a changé très récemment, à l’occasion de l’exposition “David Bowie Is…”. Ayant toujours gardé quelques distances avec le musicien, j’y ai découvert l’artiste au sens large, l’homme qui savait se recomposer, se redéfinir, s’inventer de nouvelles identités, explorer de long en large le champ des possibles, pour au final dessiner une œuvre d’une grande variété de tons, avec ses hauts (les années 70) et ses bas (les années 90). A la proposition ouverte par le titre de l’exposition – qui est-il ? – Bowie a répondu avec cette carrière protéiforme, faite d’expérimentations, de rencontres artistiques, de prises de risques. Ce qu’est Bowie, c’est cette audace.
11. David Bowie – Red Sails (Christophe Gauthier)
Extrait de « Lodger » – 1979 – Krautwave
Ce que j’aime chez David Bowie (j’aimais ? non, je ne peux pas encore me résoudre à parler de lui au passé), c’est sa capacité à rendre intéressants les morceaux secondaires de ses albums. J’ai bien mis 15 ans avant de véritablement écouter et apprécier Lodger, le mal aimé de la « trilogie européenne » de Bowie – c’est grâce à la reprise de “Red Sails” par Catherine Ringer que je l’ai ressorti. Pour qui aime décortiquer les influences que l’ex-Ziggy dissémine dans ses oeuvres, ce morceau est un festival : un savant mélange entre la rythmique motorik de Neu!, une mélodie sinisante, les Talking Heads (fa-fa-fafafa), les disques pop du copain Eno et des réminiscences des chœurs de l’Armée Rouge en arrière-plan. Le Bowie-passeur, qui nous ouvrait l’esprit et les oreilles en partageant ses passions du moment, va me manquer.
12. David Bowie – The Motel (Henri Rouillier)
Extrait de « Outside », 1995
« Outside » restera toujours pour moi un album particulier dans la carrière de Bowie. C’est son vingtième disque et c’est celui qui marqua le retour de sa collaboration avec Brian Eno, avec qui il avait élaboré cette fascinante et inquiétante trilogie berlinoise qu’était Low-Heroes-Lodger. J’aime profondément ce disque et “The Motel » parce que je l’ai découvert à l’époque ou j’ai ouvert les premiers livres de Raymond Carver, et que dans mon esprit, rarement deux oeuvres ne se sont à ce point répondues. Il y a chez l’Américain cette fascination pour les histoires courtes, ternes et sans panache… et chez Bowie cette facilité à tout faire briller, même si le résultat nous plonge parfois dans l’insécurité.
J’aurais pu choisir Starman, qui est sûrement ma chanson préférée de Bowie… Mais je l’ai encore entendue ce matin, chantée par 500 personnes, avec tout le coeur que je n’aurais jamais, et je crois que c’est à ce moment-là que j’ai réalisé qu’il était mort. Et que nous étions seuls. Qu’il nous manquerait toujours quelqu’un.