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La colère des dieux est une marque de voiture, la vengeance suprême un signe extérieur de richesse. Booba traîne en bas de chez lui et fait chuter le prix de l’immobilier : à commencer sa carrière par un temps mort, on prend le risque de s’enterrer vivant. Certes, sa feuille de route est limpide depuis le début : “Mon drapeau blanc est toujours au sale” / “Moi j’ai fait la guerre pour habiter rue de la Paix.” Mais avec Nero Nemesis, il fait de son combat une épure, un ruban, pure variation sur le style de son sanctuaire. Ce que l’on appelle en littérature un tombeau. Il semblerait même que le rappeur de Boulogne veuille appliquer la méthode houellebecquienne, théorie du bout de la route, consistant à simplement rester vivant (“N’ayez pas peur du bonheur ; il n’existe pas”).

“En plein blizzard avec mon BEP vente / Je suis condamné au mic à la vente de substances bizarres.” B2o a toujours trouvé dans sa biographie la source de punchlines aussi nombreuses qu’évidentes. Son dernier album en date, à cet égard, pousse un peu plus loin la logique. On retrouve en effet ce fan de « Mistral gagnant » aux aguets d’une autobiographie à venir, déroulant non plus la liste de ses hauts faits, mais l’énoncé performatif de sa légende définitive. Ce qu’il grave ainsi sur le marbre de ses colonnades, c’est son trajet depuis l’univers carcéral jusqu’à celui du CAC 40. Les adversaires à sa sa hauteur se font rares et on sait qu’à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. L’auteur de « Caesar Palace » se reposerait-il sur ses lauriers ?

Chantre du bitume avec une plume, Élie Yaffa a toujours été plus que sensible au clinquant (“J’ai le prix d’une Clio sur le poignet”), comme en témoignent ses singles passés « Rolex », « LVMH », sa passion pour les gamos de luxe (la liste est longue, citons les Féfé, Maybach, Porsche Cayenne, Bugatti Veyron ou Lamborghini Huracan teinte Nero Nemesis, donc) et pour l’équipement de pointe (“J’ai un portable G4 et l’ADSL” dans « Boîte vocale », “Pour faire rentrer des iPhone 6S” dans « 4G »). À raison, sa rhétorique expose, tout au long de ce nouvel opus, que personne dans le game hexagonal n’a vendu autant de disques depuis aussi longtemps que lui. Façon de renvoyer les Kaaris et autres Jul à leur destin d’étoile filante, lointaines réminiscences de Diam’s ou de Sinik avec lesquels Booba croisait jadis déjà le fer. Qui plus est, aucun autre que lui, parmi ceux refusant de rapper en anglais, ne peut se targuer d’aussi prestigieuses collaborations (Lil Wayne, P. Diddy, Rick Ross).

Revanchard ? Rancunier ? Assoiffé de fiel ? Sans doute Booba-à-Miami est-il tout cela à la fois

Cependant, celui qui se mettait en scène au volant d’un coupé sport, garnissant son BlackBerry, à chaque arrêt du bolide, de notes qui deviendraient autant de lyrics cinglants sur des beats rutilants, ce self made man-là arrive, du moins depuis son album Lunatic, à la limite de son système artistique. B2o est ainsi celui qui, à longueur de journée, évalue parmi ce qu’il reçoit quels sons-écrins seront à la mesure du joyau de ses phrases-coups de poing, de ses vers de lance. Mais en exigeant toujours plus d’émulation des autres – à commencer par les producteurs – au service unique de sa prose toujours plus confiante en elle, il forme bientôt une folle entreprise qui n’a de fait plus besoin de lui, où son flow ne constitue plus un pilier. Devenu seul détenteur du verbe, il achève de le désamorcer. Sa grammaire (“9-2 izy”, “OKLM”, “Zer”) est une forme de reliques rassemblées à titre anthume. Son culte est celui de la revanche, du ressassement. Dans le single « 92i veyron », répétant “Les vainqueurs l’écrivent / Les vaincus racontent l’histoire”, il termine par la sentence “Je vais les boko haram” (littéralement “Je vais les priver de livres”). Pas de quartier.

Revanchard ? Rancunier ? Assoiffé de fiel ? Sans doute Booba-à-Miami est-il tout cela à la fois, et sans doute Nero Nemesis est-il le document unique qu’aucun congénère ne pourrait pondre à l’identique. Il n’empêche qu’il a l’arrière-goût non pas seulement d’Auto-Tune à la DLC douteuse, mais surtout l’arrière-goût du deuil d’un devenir avorté. Le devenir d’un artiste qui aurait accepté de se renouveler au risque de tout perdre et qui est prêt à jouer le jeu de son personnage jusqu’au bout, sans assurance-vie ni hypothèque. Le devenir, par exemple, qui aurait été celui de Booba s’il ne s’était jamais satisfait de scander “Tu veux t’asseoir sur le trône / Faudra t’asseoir sur mes genoux”.