Belgica (part 2) : l’injonction d’ascension
Belgica, le nouveau film de Felix Van Groeningen, alterne deux typologies binaires : d’une part il oppose instants de joie et de drame, d’autres parts il fait se succéder arcs narratifs et passages hédonistes consacrés à la musique et à la défonce. Pourtant, malgré ces enchaînements de scènes, parfois un brin didactiques, Belgica possède plusieurs niveaux de lecture.
C’est d’abord un film où la musique ne constitue pas un simple interlude. Elle interrompt sans cesse l’histoire des personnages au point d’inverser la situation et de souligner que les trajectoires personnelles sont au final vaines par rapport aux moments d’abandon collectifs . Les chansons et les concerts, libérés de toute œillère, font preuve d’une grande liberté artistique – ce que rend particulièrement bien la réalisation de Felix Van Groeningen, qui se met au service de la musique sans l’instrumentaliser. La programmation de la salle est tellement pertinente qu’on s’étonne presque qu’elle n’occupe pas une place plus importante dans les conversations/altercations des protagonistes, comme si c’était au fond la seule chose sur laquelle ils étaient d’accord. Belgica devient rapidement une métaphore de la mythologie rock : deux frères qui rappellent la fratrie Gallagher ; un personnage principal dont la paupière droite ne s’ouvre plus comme chez Thom Yorke ; une bande-son du duo Soulwax ; une succession de clichés sexe, drogue et rock’n’roll utilisés sciemment ; et surtout ce parcours qui interroge l’inévitable nécessité de se compromettre pour arriver à ses fins.
Néanmoins, le film n’illustre pas une opposition attendue entre un héros qui aurait conservé des intentions pures, qui ferait passer l’art avant tout et qui se battrait pour son indépendance, versus un autre qui, au contraire, prônerait la signature sur une major et l’écriture de singles destinés à tourner en boucle à la radio. Lorsque Jo et Frank décident d’ouvrir leur bar, leurs intentions sont nobles et à taille humaine : créer un lieu où tout le monde sera le bienvenu ; boire des coups avec leurs potes ; et faire quelque chose de constructif de leur vie. Très vite, le film prend une tournure entrepreneuriale en exposant les difficultés inhérentes à la création d’un commerce (travaux, réglementation et business plan), tout en laissant sous-entendre que la différence de vision sur la notion d’ascension et sur la manière de gérer le bar va générer des tensions entre les deux protagonistes. Mais non, tout est plus complexe dans Belgica et les deux frères subissent autant l’un que l’autre la pression de la réussite capitaliste. À vrai dire, ils se posent les mêmes questions. Si au départ, il s’agit simplement de réfléchir à comment alimenter la machine pour rentrer dans leur frais et permettre à celle-ci de perdurer, on constate un glissement où il s’agit surtout de se développer et de gagner plus. Ce sont les chemins pour y parvenir qui diffèrent ici, chacun incarnant l’une des deux voies principales du capitalisme moderne.
D’un côté, il y a Frank pour qui la réussite capitaliste passe par le fait d’écraser l’autre : il est violent, frappe ceux qui se mettent en travers de sa route, et accepte aisément de refuser l’entrée de son club aux minorités ethniques qui pourraient ne pas consommer suffisamment. À l’inverse, Jo opte pour un capitalisme plus sournois. En apparence, il n’a pas abandonné ses idéaux. Il veut toujours être à la tête d’une entreprise éthique qui ne laisse personne sur le carreau et où les gens de tout milieu pourront se retrouver. Il prétend vouloir respecter les règles. Mais en réalité, il est le premier à détourner le regard et à faire semblant de ne pas réaliser que quelque chose cloche. C’est lui qui annonce, comme s’il s’agissait d’une très bonne nouvelle, que désormais les verres devront contenir plus de glaçons et moins d’alcool. La fin du film est à ce titre éloquente : Jo, le barman, celui qui se marrait avec ses clients et buvait des coups avec eux, se retrouve seul à contempler des écrans, dans le bureau du club désormais intégralement équipé de caméras. Désormais il supervise son entreprise, tout en étant déconnecté de celle-ci.
Mais la conclusion de Belgica dépasse la question de l’ambition financière, que ce soit au travers de Jo ou de Frank, le film parle de la nécessité d’avoir toujours un projet en cours, de voir les choses se construire au quotidien. En cela, il constitue un beau film à la fois sur la souffrance des hommes et sur la question de l’évolution au sein de nos sociétés, tout en rappelant qu’in fine seuls les moments de communion collective sont porteurs de sens.