Midnight Special, thèse express
Construire un abri, mettre un bateau à l’eau, amener un enfant à l’heure. Il y a un lien structurel, dans les oeuvres fictionnelles, entre le minimalisme d’un dispositif et sa capacité à ouvrir un monde. Il suffit récemment de comparer les auras spirituelles de Jauja et d’Under the Skin, à ceux de Cloud Atlas et de Birdman. Ce sont les élans les plus francs qui fournissent, en fin de compte, les trajectoires les plus longues.
Tuer les méchants, sauver la fille, sont aussi des propositions très minimales en leur genre, ayant largement profité à un cinéma parti à la recherche d’une efficacité formelle. On connait l’histoire ambivalente de cette efficacité – c’est celle du cinéma américain moderne, avec son versant positif (la forme comme vecteur d’affects nouveaux) et son autre (la forme comme pis-aller). C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’attente générée aujourd’hui par les films de Jeff Nichols, et la vraie surprise que constitua Take Shelter il y a cinq ans. Take Shelter opérait un syncrétisme assez rare : la convocation, au sein de la clarté de ligne dont le cinéma américain est capable, d’un élan métaphysique. Car de la bande sonore à la lumière, du casting au gout pour le récit fantastisant, on est bien de ce côté-là de la production cinématographique. Il y a chez Nichols une filiation assumée avec l’entertainment hollywoodien, mais qui semble en détourner l’emploi, ne devenir qu’un moyen de pousser au bout cette logique de dévoilement par extrapolation. Façonner en un objet désirable le mobile le plus épuré (ici donc, amener un enfant à l’heure), pour mieux faire éclater, en fin de course, un horizon infini. Et en ce sens, il faut dire que Midnight Special constitue un point d’orgue. Film le plus clair et, littéralement, le plus méta-physique du cinéaste.
La clarté, c’est d’abord celle, assez sidérante, avec laquelle certaines scènes formulent leurs enjeux. Par exemple celle-ci, où une caméra suit une route forestière pour, au lieu de prendre le virage annoncé, s’extraire inopinément au-dessus de la cime des arbres, en y révélant un attroupement d’hélicoptères. Vraie belle idée de cinéma (contraindre, en trahissant les prémisses du plan, le passage d’une subjectivité à une autre), qui condense le déséquilibre de force entre les personnages et leurs antagonistes – et produit, l’air de rien, un commentaire espiègle sur notre état très contemporain de surveillances. Mais avant tout : la scène d’introduction. Si cette poignée de minutes, précédant l’apparition du titre, reste en mémoire de façon si entêtante, ce n’est pas seulement à cause de son exécution, mais parce que Nichols réussit à monter, dans une forme aussi ténue que vibrante, la présentation exhaustive de ses éléments dramaturgiques. Pêlemêle : l’altérité d’Alton, le ravissement à une communauté, la nécessité d’atteindre une destination, le besoin de protéger, l’obligation d’avancer dans le noir. C’est une origin story ramassée dans un éclair. Et c’est aussi, à postériori, le programme complet de Midnight Special.
Si tout est d’emblée concentré dans ces quelques minutes, c’est parce que Midnight, véritable film vaisseau, fait de l’aller-retour – topographique de Mud, rhétorique de Take Shelter – son premier ennemi. Ainsi, à la manière dont le doute sur le caractère surnaturel d’Alton n’est l’objet d’aucun véritable suspens, le film file droit vers sa destination, aussi symbolique que concrète, en laissant derrière lui toutes les pistes superflues. Les arrêts sont presque systématiquement sanctionnés (par non moins qu’une pluie de météorites) et Alton lui-même, une fois à bon port, disparaitra simplement, rendant définitivement inopérante l’idée d’un retournement. Cette urgence, c’est évidemment celle du père (Roy), et elle est, comme dans Take Shelter, autant un fardeau qu’une bénédiction. Expression d’une angoisse menaçant d’être contreproductive (détruire sa famille, tuer son enfant) alors même que sans elle rien ne se révèle. Mais dans Take Shelter et dans Mud, l’angoisse trouvait sa constante remise en cause dans la matière du film, devenant tantôt ce dont il fallait convaincre, ou ce dont il fallait guérir. La singularité de Midnight Special étant au contraire de n’y opposer plus aucun frein.
C’est bien dans cet étrange empressement du récit, celui à atteindre son propre terme, que Nichols trouve le pendant narratif à sa mise en scène. L’épure des unités cinématographiques – plan, scène – qui voudrait lier à chaque mouvement un sens, devient celle des figures. Ainsi, c’est lorsqu’Anton, littéralement, voit le jour que sa nature lui est révélée. La paternité, elle, est littéralement éprouvée et montrée comme le fait d’accompagner sa progéniture jusqu’à l’autonomie. Quant à l’enfance, elle est, littéralement, ce à quoi l’avenir appartient. Midnight Special est ainsi comme parcouru par une volonté d’univocité, au sein de laquelle la clarté et la rapidité du film semblent devenir une forme d’argumentation : ne surtout pas prendre le risque de s’écarter, comme si toute objection constituait une contamination. De quoi ? C’est le sujet de l’épiphanie finale : de l’avenir. Car à travers son climax, que fait Midnight Special si ce n’est incarner à son maximum dans la figure de l’enfant la promesse axiomatique, aussi sociétale que biologique, d’un avenir meilleur. Le vrai pouvoir d’Anton sur le monde est ainsi de posséder la charge de ce qui viendra ensuite. Et la vraie responsabilité de Roy, de ne pas l’en démunir.
Si, plutôt que naïf, il y a quelque chose de proprement émouvant dans cette façon dont Midnight Special tient son récit à distance de toute ambigüité, c’est à cause de cette croyance-là, simple mais lumineuse, qui est une croyance de parent et qui soutient le film : le mieux arrive. Il ne faut pas sous-estimer le travail qu’accomplit Nichols en donnant à cette idée une incarnation aussi dénuée de cynisme et de mièvrerie. C’est au fond la vraie fonction de l’urgence : n’en fournir ni la place ni le temps. Mais alors, d’où vient le relatif sentiment de déception que procure Midnight ? Take Shelter, dans sa vision finale, établissait le pire. Le pire comme la chose au-devant, mais aussi comme le moment d’un rassemblement. La beauté de cette dernière scène sur la plage tenait dans cette émergence d’un accord, jusqu’alors impossible, sur un état du monde. Mais à quel prix ? – question que Nichols n’omettait pas de poser. Précisément aux prix d’une angoisse communiée (c’est peut-être pourquoi la relation parent-enfant dans Midnight Special ne se termine plus par une étreinte, mais par un regard d’adieu). Il en reste néanmoins cette impression, portant brûlante, que Midnight Special omet de poser la question : si le meilleur est dans les mains de ceux qui arrivent, en attendant, que faire du présent ?