“À défaut de faire le mieux, vise le moins pire.” Il y a quelques jours, je suis allé au bout de Life is Strange, un jeu vidéo narratif créé par le studio français Dontnod (qu’Alain Damasio a cofondé), qui a sûrement changé ma façon de jouer… et de voir un peu la vie. Attention (gros) spoilers.
Pendant cinq épisodes, le joueur ou la joueuse incarne Max Caulfield, une jeune Américaine qui étudie la photographie à Blackwell, un campus privé de l’Oregon. Un jour, alors que Chloe Price, son amie d’enfance qu’elle n’a pas vu depuis des mois, est en train de se faire agresser dans les toilettes de l’école, Max découvre qu’elle dispose d’une espèce de super pouvoir : elle est capable de remonter le temps, puis de revenir dans le présent qu’elle vient de quitter, avec toutes les informations que son retour en arrière lui aura permis d’obtenir. En bref, Max peut changer sa vie, mais aussi celle des autres. Si la réalité ne lui convient pas, il lui suffit de modifier un détail du passé pour bouleverser l’ordonnancement des causes… et des conséquences. Idéalement, il n’y a presque rien de définitif.
Dans le petit village côtier d’Arcadia Bay, une jeune fille a disparu. Elle s’appelle Rachel Amber et personne ne sait ce qu’elle est devenue. Elle était membre du Vortex Club, la fraternité mixte de Blackwell, dont les membres boivent, se droguent, se cherchent chaque jour de nouvelles têtes de turc. Certains pensent que Rachel est simplement partie vivre à San Francisco. D’autres craignent qu’il ne lui soit arrivé quelque chose. Chloe était très proche de Rachel, si bien qu’avec l’aide de Max et de son pouvoir, elle se lance à sa recherche.
J’ai mis des mois à finir ce jeu parce que j’ai inconsciemment refusé d’en voir le bout. La faute au plaisir que l’on peut ressentir face à la possibilité de choisir l’interaction qui favorisera l’issue la plus satisfaisante possible. L’opportunité de cerner, à force de tâtonnements, un futur optimisé en fonction de valeurs idéalisées et d’une certaine dépendance à la réassurance. C’est d’une banalité confondante mais pour quelqu’un qui passe son temps à faire des erreurs, à prendre des décisions dont les conséquences échappent aux prévisions, à envisager ce qu’aurait pu être la réalité si d’autres cases avaient été cochées, l’atmosphère de Life is strange a quelque chose de réconfortant. Je me souviens d’ailleurs d’avoir allumé la console, laissé tourner l’écran d’accueil, et continué de faire ma vie en écoutant simplement la musique. J’étais en sécurité.
Pour être honnête, je ne m’attendais pas à ce qu’un jeu vidéo questionne directement ma morale, mon éthique ou mes convictions en matière de santé. Je ne m’attendais pas non plus à réfléchir à ce point sur mon incapacité à prioriser, anticiper et faire confiance. Paradoxalement, je m’attendais encore moins à ce que le poids de mes choix s’imprime si lourdement dans l’intrigue : j’ai compris que je me sentais profondément concerné par le destin de Max, Chloe et Rachel parce que j’avais véritablement pris le temps d’évaluer en amont la portée de mes décisions les concernant. Ces décisions n’avaient pas été prises dans l’urgence, elles intervenaient après un flash-back, un flash-forward, une séquence que j’avais vue dans le future et que je ne voulais pas voir se produire. Parfois une aventure.
Et puis je me suis fait surprendre par le scénario et par les conséquences à sens unique de tous mes choix. Frank a frappé Chloe sous mes yeux, je n’ai rien dit, j’ai eu peur. J’ai balancé Nathan au proviseur et tout n’a fait qu’empirer. Je n’ai pas réussi à sauver Kate. Je n’ai pas embrassé Chloe parce que je croyais que Max était amoureuse de Warren. J’ai embrassé Warren. J’ai soutenu Alyssa et Daniel. J’aurais voulu qu’on ne me demande jamais de sauver la vie de William. Je me suis trouvé très bête, moi qui suis pour l’euthanasie, hésitant à piquer Chloe alors qu’elle me le demandait.
Max, à mesure qu’elle utilise son pouvoir, provoque de lourds changements dans le monde qui l’entoure : elle ne cesse d’avoir des visions quant à une tempête apocalyptique, il se met à neiger au printemps, les baleines s’échouent par dizaines sur les plages d’Arcadia Bay, les oiseaux meurent… Ces événements surnaturels, même s’ils ont des conséquences dramatiques, ont une dimension rassurante. Paradoxalement, leur caractère invraisemblable et exceptionnel réassigne à Max une forme de normalité, une impuissance et une culpabilité humaine face aux conséquences des décisions qu’elle a prise, face à son envie constante de faire le bien, à son besoin de… sauver tout le monde. Plus elle use de son pouvoir en pensant faire ce qui est juste, plus elle se rapproche de ce à quoi elle essaie d’échapper, à savoir le rééquilibrage du monde.
C’est précisément à cause de cela que l’histoire de Max, de Chloe, de Rachel se rattache soudainement à nos vies, bien réelles cette fois. Parce que quelles que soient les manoeuvres que Max met en branle pour repousser les échéances, annuler purement et simplement les conséquences de ses actes, elle finit par être rattrapée par l’ordre des choses dans une sorte de deus ex machina inversé. La dernière fois qu’elle est en mesure d’utiliser son pouvoir, aucune issue n’est satisfaisante : soit Chloe meurt, soit Arcadia Bay est rasé.
En bref, je crois que Life is Strange a confirmé quelque chose que je redoutais, mais avec quoi je crois que je suis à l’aise aujourd’hui : il n’y a pas de situation capable de maximiser les intérêts de tous, quel que soit ce que l’on met en oeuvre pour s’en persuader. Et au-delà de cela, tout n’a pas vocation à être sauvé.