Ma loute : à force de voir, on ne voit plus
Film présenté le vendredi 13 mai 2016 en compétition du 69ème festival de Cannes.
Un bord de mer, des classes sociales. De gros accents, de grands gestes, un siècle naissant (le précédent). L’histoire est à peine racontée dans Ma loute et se résout d’elle-même, comme par enchantement. Des pêcheurs sauvages et des rentiers fin de race, liés comme la moule à son rocher – c’est le premier plan du film, Ma loute Brufort tâchant de l’en arracher. Ici le grotesque et l’authentique sont synonymes, le sublime côtoie l’abîme. Dans son livre Le Complexe de Cyrano (éd. Cahiers du cinéma, 2008) le critique et musicien Michel Chion, tout en rappelant que Bruno Dumont récuse les interprétations christianisantes de son œuvre, compare le cinéaste à Paul Claudel (figure inoubliable, en 2012, de Camille Claudel 1915) pour leur même façon d’insérer la langue populaire dans un cadre métaphysique.
Et en effet, ce sont deux éléments bibliques qui frappent d’emblée dans Ma loute : le verbe et le jugement, l’alpha et l’oméga. Le verbe tout d’abord, qui étonne par sa capacité à souligner ce qui se passe, à sembler devoir être dit pour qu’advienne le réel. “Je suis outré !”, s’exclame ainsi Fabrice Luchini alias André Van Petegem, au moment où son jeu fait montre d’une outrance encore plus poussée qu’à la normale. Ou encore, alors qu’il interroge des passants, l’inspecteur Alfred Machin leur demande “Vous n’êtes pas disparus ?”. Les actions de grâce enfin, qui à table ou sur la falaise sont exagérément bruyantes (“C’est un mirâââcle !”, hurle Luchini) là où dans Hadewijch (2009) le murmure des prières emplissait l’espace. On a bientôt l’impression d’une sorte de film muet inversé, où la parole surnuméraire viendrait faire douter de ce que l’on voit à l’écran. Lors de la conférence de presse cannoise suivant la présentation de son film, Bruno Dumont a indiqué que le paysage était pour lui un substitut du cinéma. Peut-être est-ce là la clé de tant de paroles vaines, au milieu d’une nature qui semble vouloir tout engloutir.
Le jugement, ensuite, est un motif qui vient vite à l’esprit tant se multiplient les caractéristiques d’un véritable Jugement dernier sécularisé dans la baie de Slack. “L’Éternel” (surnom du père de Ma loute) et la Vierge Marie (bourgeoise de Calais en lévitation, telle la fée Glinda du Magicien d’Oz revisitée par la belle-sœur d’un ex-président) d’une part, Charon le long du Styx-Slack (Ma loute tirant sa charrette devant les diablotins mangeurs d’orteils) et le diable fait enfant (manière dont Binoche appelle soudain Billie) d’autre part. Il faut ici se souvenir que l’auteur de La Vie de Jésus (1997) et de Hors satan (2011) a nommé le truculent commissaire de sa série P’tit Quinquin (2014) Van Der Weyden, comme le peintre flamand dont le fameux retable en quinze panneaux dit du Jugement dernier est conservé aux Hospices de Beaune.
On pourrait penser, à ce stade, que Ma loute c’est Pialat chez Dante. Mais il y a le burlesque. Il y a ce couple de policiers – là encore, on pense au casting garanti croisade de P’tit Quinquin -, paire qui rend hommage à Laurel et Hardy en voulant pousser le bouchon toujours plus loin : le ventripotent inspecteur Machin épouse la pente des dunes en roulant dessus à la moindre occasion, puis, de boule, il devient bientôt ballon de baudruche que tient Malfoy, son enfant-assistant, par une corde, jusqu’à ce qu’il oublie l’enfance le temps de saisir une coupe de champagne. Tout le monde tombe, ou presque, se tape dessus à coup de cannes de croquet ou de rame de bateau, tire au revolver pour réveiller les morts en les déballonant. Les vols planés sont légion, les démarrages pleuvent, les moteurs pétaradent.
Et enfin vient ce moment, qui est en train de devenir la marque de fabrique de Bruno Dumont, où le fantastique se fait viscéral, où le gag n’en est plus un. La traversée du marais que réclament les nantis se fait dans les bras des manants et on se demande, entre cris de stupeur et râles de bête, si cela s’apparente à un accouplement ou à une mise à mort. Mais ça n’est ni l’un ni l’autre. L’ambiguïté l’emporte, car si l’amour y est né puis mort entre les deux jeunes héros, il y aura surtout vécu. Et le beau personnage de Billie – qui dans son complet veston évoque la turpitude d’un autoportrait du peintre belge Léon Spillaert – contient tout l’élan de cinéma d’un Dumont, capable d’unir dans une comédie théorie du genre et pratique du drame.
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