Raman Raghav 2.0. : je est un monstre
Film présenté le lundi 16 mai 2016 à la Quinzaine des Réalisateurs du 69ème festival de Cannes.
En dépit du nombre faramineux de film produits chaque année par l’Inde, Anurag Kashyap n’est pas loin d’être le seul cinéaste indien dont les films sortent systématiquement sur nos écrans. Il faut dire que le réalisateur est depuis quelques années l’un des chouchous des sélectionneurs de la Quinzaine des Réalisateurs, qui ont permis à la fresque Gangs of Wasseypur et au thriller Ugly d’être propulsés sur le devant de la scène cannoise. Raman Raghav 2.0. n’échappe pas à la règle : sélectionné également à la Quinzaine, le film s’offre ainsi la quasi certitude de pouvoir sortir dans les salles françaises.
Au sein de sa sélection fournie, Quinzaine aime mettre en valeur le film de genre. On y a découvert les premiers films de Jeremy Saulnier (Blue Ruin, Green Room) ou encore le prodigieux
Le canevas est classique : à la trajectoire du tueur en série, Kashyap oppose celle du flic chargé de lui mettre la main dessus, orchestrant un jeu du chat et de la souris truffé de rebondissements. Porté par une volonté peut-être trop poussée de jouer la modernité, le film est traversé par une bande son électro qui lui confère parfois des allures de cauchemar nocturne mais éveillé. Construit en chapitres, le film zigzague du tueur à l’enquêteur, souvent filmés séparément, tout en nous promettant un face-à-face final dont on ignore, et c’est là toute la perversité du metteur en scène, s’il surviendra réellement. Porté par un acteur nommé Nawazuddin Siddiqui, le tueur est un monument de monstruosité, dont le seul portrait aurait suffi à faire un film : la folie qui traverse son regard en fait l’une de ces personnes imprévisibles qui peuvent semer le mal à tout moment. Demandant l’asile chez sa soeur après avoir été passé à tabac, ne réclamant qu’un repas et des habits propres, il est accueilli comme l’antéchrist, finit par obtenir gain de cause, mais la monstruosité qui est en lui risquera à tout moment de prendre le pas sur sa reconnaissance envers celle qui l’accueille bon gré mal gré. C’est un fait suffisamment rare pour être signalé : ce Raman Raghav 2.0. parvient réellement à inspirer la terreur par sa simple présence. Les scènes les plus intenses du film lui sont dues.
Concernant le personnage du policier, l’enthousiasme est moindre. Pour éviter tout manichéisme, et puisqu’il semble de toute façon moins intéressé par l’intrigue policière que par le développement de ses protagonistes, Anurag Kashyap a brodé un flic antipathique, de plus en plus camé jusqu’à l’os, dont le comportement vis-à-vis des femmes est particulièrement nauséabond. Sa lutte contre le serial killer ne peut pas être résumée à une opposition binaire entre le bien et le mal : s’il est moins monstrueux que celui qu’il poursuit, il reste cependant assez peu fréquentable. Il y a cependant un problème d’incarnation, sans doute dû à la prestation de l’acteur Vicky Kaushal, chez qui le charisme semble aux abonnés absent. On ne cache pas un manque de personnalité derrière des lunettes noires.
Comme dans Ugly, comme dans Gangs of Wasseypur, c’est dans sa façon de travailler les ellipses pour affûter son storytelling que Kashyap se montre le plus à l’aise. Si Raman Raghav 2.0. apparaît comme inégal, c’est aussi parce que certains chapitres (la visite chez la soeur, le premier interrogatoire) sont d’une perfection absolue dans leur façon de gérer la tension et de faire des dialogues les éléments d’une montée en puissance vers une violence sourde qu’on sent prendre de l’ampleur jusqu’à l’éclatement. À d’autres moments, et notamment dans une partie de la deuxième heure, l’intensité est moindre, et le montage aurait probablement gagné à être un brin resserré. Outre ces quelques moments inoubliables, c’est par le portrait psychologique du tueur que le film vaut avant tout. On le sent traversé de part en part par un mal qui n’a probablement aucune origine concrète. Cet homme est un monstre, et il assume cela pleinement, sans chercher à entrevoir des excuses. C’est d’autant plus terrifiant : tout en sachant que le diable est en lui, il semble avoir décidé un jour qu’il assumerait sa part (dominante) de bestialité et d’ultraviolence. « Je tue comme d’autres mangent », expliquera-t-il en fin de parcours. Le voir arpenter Bombay avec son arme fétiche à la main (une clé à pipe lui permettant de passer plutôt inaperçu) rend l’image encore plus sidérante : tout comme son modèle Raman Raghav, il peut frapper à tout moment. Parce que la folie peut se saisir de lui à n’importe quel instant, et parce qu’il a choisi de s’en gargariser au lieu de tenter de se refréner.
Sans lui chercher d’excuses, Kashyap parvient toutefois à rendre son anti-héros presque touchant dans quelques séquences : le tueur en série est avant tout un homme seul. Pas sûr que davantage d’amour ait suffi à le sauver, mais c’est néanmoins parce qu’il n’inspire que l’effroi que ce personnage si puissant ne cesse de s’enfoncer dans les ténèbres, jusqu’à contaminer ceux qui l’entourent. La conclusion de Raman Raghav 2.0., qui délaisse très souvent le thriller pour n’être en fait qu’un drame, est sur ce thème : le mal vu comme maladie contagieuse. Inégal, parfois trop clinquant, le film réussit en tout cas son pari de donner un visage humain à l’horreur, là où tueurs et violeurs sont souvent décrits avec paresse comme des monstres presque abstraits qui bondissent en hurlant pour tuer les gentils avant de disparaître à nouveau. Le mal est là, il est bien là, et il est partout. En sortant de la projection, on a justement envie d’aller prendre une douche.
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