Mademoiselle : le frottement des corps, étincelle sadique et politique
Film présenté le samedi 14 mai 2016 en sélection officielle du 69ème festival de Cannes (compétition).
Dans les années 30, dans la Corée occupée par l’armée japonaise, une pickpocket (Sookee) est envoyée en mission par son patron faussaire pour infiltrer une riche famille. Elle entre au service de Mademoiselle Hideko et devient sa servante la plus proche afin de la convaincre d’épouser son chef de gang.
Park Chan-wook signe son premier film en costume et s’inscrit dans une double tradition. Tradition du cinéma d’abord : l’intrus dans la maison (Théorème de Pasolini), le domestique méphistophélique (The Servant de Joseph Losey) et le thriller érotique sur fond de lutte des classes qui se déroule dans une maison bourgeoise (The Housemaid du coréen Im Sang-soo lui-même remake du classique La Servante de Kim Ki-young). Et tradition littéraire ensuite : en choisissant de transposer dans la Corée des années 30 l’intrigue du roman Du bout des doigts de Sarah Waters qui se déroulait dans l’Angleterre victorienne, Park Chan-wook fait planer sur le film l’ombre de la figure tutélaire d’Edogawa Ranpo. Transcription phonétique de « Edgar Allan Poe », Edogawa Ranpo est le pseudonyme d’un auteur japonais de la première moitié du XXème siècle connu pour ses romans policiers mêlant érotisme et perversion (La Bête aveugle, Le lézard noir, etc). Il souffle sur Mademoiselle un parfum vénéneux d’influence littéraire où les manipulations successives se jouent sur un fond de désir et de sadisme. L’escroc est obsédé par l’argent de la riche Hideko mais aussi par le fait de la « prendre de force ». La servante et sa maîtresse entrent très vite dans un rapport de séduction et d’aventure sexuelle initiatique. Et bien sûr, théâtre de toutes les passions, le manoir où vit recluse Hideko est aussi le lieu de lectures érotiques. Car son oncle qui l’a élevée (et désire se marier avec elle), l’oblige à donner des lectures en comités restreints de récits érotiques issus de sa bibliothèque privée.
Fiction chapitrée en trois parties, Mademoiselle joue sur la porosité des frontières. Film livre, le récit évolue en donnant tour à tour la primeur au point de vue d’un des trois personnages. A la fois manipulateurs et manipulés, les secrets de l’un résonnent avec les motivations de l’autre (la tante d’Hideko et la mère de Sookee ont été pendues, l’escroc et l’oncle désirent la riche héritière en ce qu’elle est moteur de fantasmes de richesse et de sexe). Les personnages apparaissent donc selon le point de vue comme le recto et le verso d’une même page : la maîtresse passe du statut d’ingénue à celui de perverse manipulatrice puis d’amoureuse fidèle. Et chacun des trois personnages adoptent l’un après l’autre l’un de ces rôles. Et puis, comme une menace au-dessus des autres, il y a ce personnage fascinant et grand guignol de l’oncle (comme un parent éloigné de l’aveugle de La Bête aveugle d’Edogawa Ranpo) : vieil obsédé pervers si attaché aux histoires cochonnes qu’il finit presque par en devenir une lui-même. Comme il passe ses journées à recopier des livres ou à les lire, sa langue est devenue noire à force d’essuyer l’encre de sa plume dans sa bouche. L’homme finit littéralement par faire corps avec les récits sadiques dont il se délecte.
Loin de la frénésie des mises en scène énervées (voire hystériques) des films qui ont fait sa renommée (Sympathy for Mr Vengeance et Old Boy), le cinéaste coréen adopte ici un style beaucoup plus classique. Les plongées et contre-plongées improbables, les cadrages de biais et le montage saccadé laissent place à des longs travellings et des plans aux mouvements fluides et amples. Il n’y a pas de hiatus ni de ruptures de ton : même le plus odieux secret (la cave des supplices) est filmé en champs/contrechamps fixes comme si rien ne pouvait bousculer l’ordre des choses. Ce qui est à comprendre en deux sens : 1. rien ne pourra sauver l’escroc de l’issue inéluctable qui l’attend et qu’il a lui-même amorcée en imaginant ce projet de séduction (heureusement, on échappe à un coupage de testicules en règle, ce qu’affectionne d’habitude le cinéaste) ; 2. l’ordre des choses c’est aussi l’ordre établi c’est-à-dire l’ordre social. La société est à cette époque encore très codifiée. Chacun occupe une place prédéterminée : il y a une hiérarchie entre les hommes et les femmes et entre les femmes entre elles (maîtresse, gouvernante, domestique). En cela, le film est infiniment politique car la morale de Mademoiselle est que ce sont les femmes qui sont au pouvoir. Dans un récit sadique et amoral, les deux femmes se retournent contre leur condition et contre les hommes qui les soumettent à leurs désirs les plus avilissants. Elles ruinent leurs projets (l’escroc ne sera jamais riche et elles détruisent la bibliothèque de l’oncle tyrannique) mais surtout elles leur prouvent qu’ils ne les posséderont jamais. Loin d’être de simples objets sexuels et de servitude (on se rappelle la magnifique scène où Hideko, ligotée à un mannequin, mime devant l’assemblée les positions qu’elle a décrites précédemment dans un récit érotique), elles échappent toujours au toucher et au contact des hommes. L’oncle suffoque alors que l’escroc refuse de lui raconter sa nuit de noces (qu’il n’a en réalité jamais consommée). Et mensonge contre mensonge, c’est parce qu’il le tient en haleine, que le faussaire parvient à ne pas mourir trop vite. Raconter une histoire devient pour les hommes leur seul moyen de survie car ils sont réduits à l’inaction par des femmes qui les obsèdent d’autant plus qu’elles se refusent à eux.
Le grand écart entre les genres est une des très grandes réussites du film. Les histoires sont d’autant plus excitantes qu’elles se déroulent dans un univers très policé. La perversion flamboie sur une toile lisse et sans aspérité où affleurent parfois l’humour et le grotesque de l’oncle et de la gouvernante sadique. La sagesse et l’élégance de la reconstitution historique se confrontent à la cruauté des personnages et à la crudité de certaines scènes. Dans ce film où le sadisme et l’érotisme sont la face à demi voilée de la famille occupant le manoir, la place du corps est prépondérante. L’ambition et la subtilité de la mise en scène de Park Chan-wook rappellent la finesse de la mise en scène d’un Ozu. On se souvient que ce qui marquait dans les plus beaux films du cinéaste japonais (Printemps tardif ou Voyage à Tokyo) c’était l’attachement au plan moyen fixe avec une « caméra à hauteur d’homme » : c’est-à-dire qu’elle est au niveau des personnages qui se tiennent à genoux pour manger autour de la table. Filmer les corps dans Mademoiselle est donc un enjeu fondamental : personnages cloisonnés dans les pièces délimitées par les portes coulissantes (jusqu’au minuscule lit cagibi de la servante), corps enserrés dans les corsets, corps recouverts par les couvertures et les kimonos, corps déshabillés ou complètement nus. Les cours de peinture que donne l’escroc à Hideko résonnent ainsi comme un écho au travail du cinéaste ; le faussaire apprend à Hideko à dessiner en prenant la domestique comme modèle qui ne doit pas bouger et s’inscrire dans le cadre de la toile. Les scènes sont comme une succession de vignettes au cadre magnifiquement composé où les hommes et les femmes ont du mal à se rencontrer et à s’unir (au sens le plus sexuel). Et ce n’est que lorsque les deux femmes font enfin l’amour que la caméra s’envole une unique fois pour une plongée en vue zénithale. Comme une extase.
Dans les deux scènes d’amour lesbien, le cinéaste laisse s’exprimer tout son talent graphique. Débarrassée des hommes, de leur brutalité et de leur perversion, les corps se dévoilent enfin, épanouis, diaphanes et libres d’entrer en contact. Pendant la montée des marches de l’équipe du film s’est joué le résumé de la lutte interne de Mademoiselle. Les deux magnifiques actrices qui dévoilent dans le film leurs corps nus et font l’amour dans des positions imaginatives se tenaient à distance de Thierry Frémaux : ni bise ni serrage de mains, elles ont exécuté un salut traditionnel en baissant la tête. C’est là l’une des profondeurs insondables du cinéma asiatique, carburant de fiction et moteur de fantasmes : le corps de la femme restera à jamais inatteignable.
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