Wolf and sheep : une fille pour neuf bœufs
Film présenté le mardi 17 mai 2016 à la Quinzaine des Réalisateurs du 69ème festival de Cannes.
C’est une contrée dans laquelle l’argent n’existe pas. La monnaie locale, c’est le nombre de bœufs. Par exemple, une fille s’échange contre neuf bœufs. C’est donc au sens propre que les femmes sont traitées comme du bétail. Les jeunes filles tentent néanmoins de s’émanciper, ou en tout cas de vivre pleinement leur liberté dès qu’elles sont en vase clos. Bienvenue dans un univers dont les adultes semblent curieusement absents, ou en tout cas très en retrait. On est loin des Révoltés de l’an 2000 : les parents, oncles, tantes, sont bel et bien dans les parages, mais la réalisatrice Sharbanoo Sadat n’est tout bonnement pas intéressée par ce qui se trame entre eux — peut-être parce qu’il ne se passe en fait pas grand chose.
Dans cette zone reculée d’Afghanistan, la communauté filmée par Sadat semble vivre de façon extrêmement naturelle. Il faut juste s’occuper des moutons et des chèvres, faire ce qu’il faut pour que le quotidien se déroule de manière décente, avec assez de nourriture et de loisirs pour ne pas dépérir. Des règles assez strictes régissent pourtant la vie de chacun, et notamment celle des enfants et adolescents du film : garçons et filles vivent séparés, dans une indépendance quasi totale, sans des adultes pour les surveiller en permanence. Les uns s’entraînent à tirer à la fronde sur des cibles imaginaires qui pourraient être des loups ; les autres jouent à se marier et se planquent pour fumer. C’est une existence faite de contraintes qui ne disent pas leur nom, et de petites libertés auxquelles on tente de donner une place croissante.
Avec un éminent sens du réalisme, la réalisatrice filme le quotidien de ces jeunes gens, s’intéressant à cette frontière invisible qui sépare les gamins des deux sexes, mais aussi à ce tremplin qui les mènera vers un page adulte au cours duquel ils perdront leur innocence et leur insouciance au profit de considérations toujours plus matérielles. En attendant, ils tentent d’exploiter au mieux leur part d’enfance, en donnant un crédit énorme à aux légendes ancestrales qui alimentent chez eux une fascination teintée de peur. Mais une peur teintée d’innocence et de jeu, comme on a peur du monstre sous le lit ou du fantôme dans le grenier. Parfois, Sadat quitte le réalisme pour incarner une sorte de fantasmagorie légère mais bienvenue, qui fait sortir Wolf and sheep de son carcan trop convenu de petit descriptif des us et coutumes d’un peuple méconnu des spectateurs occidentaux.
Le côté bavard du film est un atout : Sharbanoo Sadat refuse de faire de ses bergers et bergères des autochtones taiseux dont le silence alimenterait un mystère factice ou risquerait de les faire passer pour des idiots dépourvus de vie intérieure. Ces jeunes gens-là sont dynamiques, spirituels, pleins de projets qu’ils ne pourront peut-être pas mener à bien. En tout cas, ils existent, physiquement et spirituellement. L’optimisme du film est sa plus belle qualité. En revanche, Wolf and sheep peine à aller plus loin que ce simple constat, tout comme il peine de façon plus générale à transcender postulats et partis pris. On sent par exemple la cinéaste tentée par une incursion plus poussée dans le fantastique. Facette qui restera inexplorée : à l’image de la mise en scène, le scénario trop tendre peine à bousculer spectateurs et personnages. Finalement, le film est moins beau en réalité que dans nos rêves : le Wolf and sheep fantasmé ressemble à une version afghane de Ni le ciel ni la terre, prodigieux drame de genre de Clément Cogitore (présenté à la Semaine de la Critique 2015) dans lequel des soldats français étaient confrontés à des disparitions mystérieuses. Ce film aurait pu en être le miroir ; il n’est finalement qu’une promesse pas vraiment tenue.
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