Le Bon Gros Géant : Spielberg, géant en panne de rêve
Film présenté le samedi 14 mai 2016 en sélection officielle du 69ème festival de Cannes (hors compétition). Sortie nationale le même jour.
Sophie est une petite fille insomniaque. Pendant que ses camarades de l’orphelinat dorment à poings fermés, elle déambule dans les couloirs et règne sur la vie nocturne de la maisonnée. Une nuit, intriguée par des bruits suspects venus de la rue, elle brave l’interdit et ouvre la fenêtre. Derrière les chats errants et les poubelles renversées, elle distingue une forme gigantesque entre les immeubles. Leurs regards se croisent et Sophie, terrifiée, court se réfugier dans son lit. Mais il est trop tard. L’immense main pénètre dans le dortoir et se saisit de la petite fille. Lancé à toute vitesse, volant au-dessus des océans, il emmène Sophie jusque sur la terre des géants. Paria dans la communauté des hommes, ce géant l’est aussi dans celle de ses semblables. Il parle une langue étrange et se distingue en refusant de manger des « hommes de terres », se contentant d’absorber d’immondes légumes. Avec l’aide de Sophie, il va tenter de débarrasser le monde de neuf géants sanguinaires et dévoreurs d’enfants.
Ainsi commence Le Bon Gros Géant, roman de Roald Dahl, publié en 1982 et dont Steven Spielberg a présenté hors compétition une adaptation lors du dernier Festival de Cannes. On doit le scénario à Melissa Mathison, la scénariste d’E.T. disparue en 2015, avec qui Spielberg n’avait pas travaillé depuis plus de 30 ans. On comprend facilement ce qui a pu intéresser le réalisateur américain dans cette histoire d’amitié entre deux êtres solitaires. On était en droit d’en attendre beaucoup. Le retour de Spielberg sur les terres de l’enfance, une belle histoire taillée pour lui et la possibilité de mettre en images un monde fantastique. Le résultat est en demi-teinte.
Difficile de ne pas aimer le film. Difficile, aussi, de l’aimer complètement. La faute notamment à des effets numériques parfois désastreux et à l’omniprésence de la musique de John Williams. Spielberg croyait-il si peu au pouvoir d’évocation de ses images pour les noyer dans les violons insupportables de son compositeur fétiche ? L’effet produit est inverse : la musique ne soutient pas l’émotion, elle l’annule. Quant à la motion capture, que Spielberg avait déjà utilisé dans son Tintin, elle se révèle souvent laide. Mal employée, cette technique présente un inconvénient majeur : elle produit des créatures uniformes et dénuées d’expressions qui semblent toutes sorties du même moule. Les neuf géants, pourtant individualisés dans le roman, ressemblent ici à de grosses brutes pataudes. Il fallait le talent de Mark Rylance, récemment oscarisé pour son rôle dans Le Pont des espions de Spielberg, pour instiller dans ce Bon Gros Géant une profondeur bienvenue. Son regard triste et la douceur de sa voix font planer sur tout le film un beau halo de mélancolie. Et le film est à cette image, terriblement raté par endroits, et bouleversant à d’autres.
Mais Spielberg réussit tout de même, en parvenant à demeurer fidèle à la fois à son univers et à celui de Roald Dahl, là où Tim Burton avait échoué avec son adaptation de Charlie et la chocolaterie en 2005. Le Bon Gros Géant capture des rêves (et des cauchemars) puis les insuffle ensuite dans l’inconscient des enfants endormis. Tous les rêves sont rassemblés autour d’un arbre magique et le géant les attrape avec une banale épuisette avant de les enfermer dans des bocaux et de les disposer sur des étagères. Le Bon Gros Géant va ouvrir à Sophie les portes de ce monde interdit aux mortels. On regarde avec émerveillement la petite fille courir après des rêves virevoltants que le géant, tel un alchimiste, pourra ensuite mélanger pour créer le songe parfait. C’est exactement ce qu’il fera avec la Reine d’Angleterre, sujet d’expérimentation d’une « inception » toute nolanienne, qui se réveillera avec la ferme intention d’aider les deux héros dans leurs aventures. Ces scènes sont d’ailleurs parmi les plus drôles du film. La confrontation entre les bonnes manières de la reine et le géant maladroit mais porteur d’un si grand pouvoir, celui de faire rêver les enfants, est un réussite. Impossible de ne pas faire le rapprochement avec Spielberg lui-même, dont le regard est encore si empli de la flamme de l’enfance. Le plaisir qu’il a eu à réaliser ce film est évident et on retrouve chez la petite Sophie, interprété par Ruby Barnhill, une parenté touchante avec Elliot. La même solitude, le même désir d’être aimé et la rencontre avec une créature fantastique qu’ils sont les seuls à comprendre.
Il est également intéressant d’observer les différents univers dans lesquels Sophie évolue au fil du récit. De la froideur de l’orphelinat au monde des géants, puis finalement jusqu’à Buckingham Palace. La petite fille, en quête d’un foyer, passe d’un monde à l’autre avec aisance mais demeure partout une étrangère. Après l’effroi et l’ivresse de la liberté, c’est finalement dans la poche du géant que Sophie découvrira la douceur d’un foyer. Et c’est avec ce géant pas comme les autres que la petite fille engage une discussion sur son son refus de se nourrir de viande (fraîche). Alors que Sophie est horrifiée que ces créatures puissent dévorer des enfants innocents, le bon gros géant acquiesce mais lui rappelle que les cochons dont elle se nourrit sont les victimes de la même injustice. Lorsque les géants carnivores seront finalement exilés par hélicoptère sur une île déserte (une scène en clin d’œil à Jurassic Park), ils seront aussi contraints par la reine à cultiver des légumes… Le débat sur le végétarisme s’arrête là mais la présence de tels questionnements est suffisamment rare dans les films pour enfants pour être soulignée.
Malheureusement, Spielberg laisse de côté tout un pan de l’histoire imaginée par Dahl, notamment la psychologie complexe du géant et la douleur, réelle, qui parcourt le roman. Dédié par l’auteur à Olivia, sa fille disparue à l’âge de sept ans, le Bon Gros Géant est aussi un roman sur l’abandon et la solitude. Un livre dans lequel on perçoit aussi l’écrivain cynique et désabusé que Dahl était dans ses livres pour adultes. Le film choisit de se concentrer sur l’amitié entre Sophie et le géant mais en négligeant le plus important : la manière dont ils vont tous les deux combler un vide dans la vie de l’autre. Une constante, pourtant, dans le cinéma de Spielberg, terriblement marqué par le divorce de ses parents et l’absence de son père. Alors que l’enchantement ne fait qu’affleurer dans cette œuvre trop lisse, c’est finalement le désenchantement qui manque le plus.
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