Cannibales de Régis Jauffret : la peau sur les os
“Tu as des qualités, ne les gâche pas en chaptalisant la réalité pour en faire un tord-boyaux” pouvait-on lire en 2008 sous la plume de Régis Jauffret dans Lacrimosa, qui était déjà comme Cannibales un roman épistolaire. En faisant de la réalité la littérature – entorse dont ledit Jauffret ne saurait prendre ombrage – on peut dire qu’il s’adressait à lui-même une sorte de conseil anticipé. Car à trop vouloir tremper sa plume dans l’acide, le romancier prend depuis longtemps le risque de ne plus avoir de plume du tout. Ancien grand lecteur de Freud, il en fait d’ailleurs lui-même le beau lapsus quand son héroïne Noémie, jeune peintre sublime et douée pour la torture mentale, évoque la “langue étrangère charmante” que sont les nouveaux amants : “elle a perdu ses charmes l’un après l’autre, des mots dénués de tout apparat, nus et crus, sans ces ornements qui les faisaient scintiller”.
Il y a chez Jauffret une fascination indirecte pour l’argent, qui vient de la décadence qu’il affectionne et qui n’est jamais aussi extravagante que dans le luxe et son absurdité. Cela l’aura ainsi récemment conduit, dans sa veine faits divers, du côté de chez le banquier suisse Édouard Stern ou autres DSK. Et cela est valable que l’on parle de capital économique ou de capital symbolique : en témoigne une langue empruntée, aux formules décaties (“Souventes fois”, “elle n’en pouvait mais”, “Nenni, madame”), et une richesse lexicale incontestable mais qui ressemble bien vite à la vitrine d’un entomologiste des mots.
“De trop exister, les gens m’épuisent”, écrit la bru Noémie, trouvant dans la mère de son ex-amant une improbable confidente. De trop les épuiser, les gens n’existent plus, serait-on tenté d’opposer au prolixe prosateur. Ping-pong exponentiel ou sordide crescendo, le problème n’est pas tant la forme choisie que son manque d’apport. Là où l’emploi systématique du conditionnel et les cent récits entrelacés d’Univers, univers (2003) s’accordaient au propos dans la noirceur d’un même ruban, l’échange de lettres lasse ici bien vite au point que, irrémédiablement, leur teneur n’atteint plus.
Avant de lâcher l’affaire, nous aurons eu notre dose de fluide fiévreux tant les humeurs les plus sombres immergent la moindre phrase, échouant aux confluents de paragraphes tous plus cinglants les uns que les autres (“Les pays sont pleins d’amoureux, les siècles regorgent de couples imbéciles qui se frottent la truffe”). Jauffret l’écrivain n’a de cesse de faire planer le suspense du funeste destin anthropophage de Geoffrey le héros (sic) telle la broche au-dessus des flammes, mais là où Houellebecq faisait de sa propre mort horrible un véritable motif dans La Carte et le Territoire, le trépas dudit Geoffrey prend ici le bien terne éclat littéraire d’un barbecue vaguement fanatique.
Toutefois, il faut reconnaître à Jauffret le talent de hanter jusqu’à l’ennui. Car à mesure que se déroule le ballet des lettres adressées en tous sens, un discours se forme sur la valeur de la correspondance : ce n’est pas là une tautologie mais un sujet de fond qui aurait gagné à être approfondi aux dépens d’un énième traité d’assaisonnement de restes humains. En effet du courrier postal en voie de disparition au message électronique omniprésent, du message privé au billet public, quel est le statut à nos yeux de la parole jadis cachetée, presque sacrée, comment évoluer sereinement dans un monde où les mots ont moins de poids que l’âme ? Laissons-lui le dernier, mot, à ce farceur de Régis Jauffret qui au détour de la page 99 de son 22ème roman se paye rien moins que Mallarmé (Un coup de dés jamais n’abolira le hasard) : “Les coups de dés valent bien les coups de foudre qui sont aussi le fruit du hasard.”
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