Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

Sauve qui peut (la révolution) de Thierry Froger : JLG JLG, des cendres d’autoportrait

Par Guillaume Augias, le 17-10-2016
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Rentrée littéraire 2016' composée de 10 articles. Playlist Society fait sa rentrée littéraire 2016. Voir le sommaire de la série.

Sauve qui peut (la révolution) est le premier roman de Thierry Froger et il traite principalement de Jean-Luc Godard. Pour autant, on est d’emblée tenté de dire qu’il ne s’agit pas là d’un premier roman sur Godard mais du premier roman sur Godard. En effet, JLG – c’est uniquement ainsi que le nomme le roman – a beau être une figure de cinéaste profondément littéraire (au-delà du très lettré Histoire(s) du cinéma, souvenons-nous du dialogue Seberg-Belmondo dans À bout de souffle « – Tu connais William Faulkner ? – Non, qui est-ce ? Tu as couché avec lui ? »), il a davantage inspiré des essais et des récits qu’une véritable création romanesque. La première raison est peut-être à chercher du côté de sa propre tendance à se mettre en scène – King Lear, JLG JLG Autoportrait de décembre. La seconde, du côté de son personnage et de ce qui « fait roman » dans sa propre vie : méchante humeur légendaire, diction reconnaissable entre mille, jeux de mots métaphysiques, radicalité permanente, tempérament profondément imprévisible.

On retrouve ainsi dans les récits d’Anne Wiazemsky, une de ses muses, le rapport complexe de JLG aux femmes que Froger évoque ici à la perfection : « Il aimait l’amour sans mesure mais il vivait toujours ses histoires amoureuses empêtré dans les contradictions de son caractère et de sa nature : puritain et obsédé, sentimental et possessif, généreux, pervers, jaloux malgré sa propre fidélité à éclipses, sincère jusqu’au mensonge, manipulateur et désarmé, romantique voire naïf, misogyne sur les bords, régressif en quête d’absolu, odieux mais doux amant, proxénète fatalement, désinvolte et tendre, tragiquement épris toujours. ». Néanmoins le versant psychologique, si déterminant et fascinant soit-il en l’espèce, est loin d’être le seul par lequel ce roman aborde la montagne JLG.

La marque d’une œuvre protéiforme en totale adéquation avec son sujet.

Il y a dans le livre de Thierry Froger une foule de pistes qui excède le nombre pourtant élevé de fils narratifs entrelacés. Parmi ces démarrages d’histoires, romances, scripts, lettres, monologues ou monographies, le thème du casting revient souvent. Tout d’abord c’est un coup de téléphone de Jack Lang qui lance l’histoire, en commandant au réalisateur un film dans le cadre des célébrations du bicentenaire de la Révolution française. Bientôt Antoine de Baecque, passé comme JLG par les Cahiers du Cinéma et qui sera son futur biographe, se retrouve à le cornaquer sur les bords du Léman afin de suivre son état d’avancement dans la réponse à la commande reçue. Ensuite JLG imagine Victor Hugo en « directeur de casting-chargé de figuration » (le projet de film s’appelle Quatre-vingt-treize et demi, double hommage à Hugo et Fellini, et finira par être un générique filmé d’1h30), échange de savoureuses et cinglantes missives avec Isabelle Huppert, puis rêve à la distribution idéale des rôles révolutionnaires : Fabrice Luchini et son « bavardage mécanique » en Robespierre, pour Marat « Antonin Artaud s’il revient. Ou bien la fureur de Klaus Kinski » et enfin « il ne peut y avoir d’autre Saint-Just que Jean-Pierre Léaud, car ils ont éternellement le même âge ».

Quant à Danton, l’autre figure centrale du roman, JLG voit pour l’incarner « n’importe qui sauf Depardieu ». Un vieil ami de JLG, l’historien Jacques Pierre dit Simon dont il ne tardera pas à séduire la fille Rose, se trouve en proie au découragement face à son projet de biographie de Danton. De proche en proche, on est porté à comprendre que cette entreprise s’est muée en une fiction, celle du tribun de l’audace non pas guillotiné en germinal an II comme on sait, mais exilé bouillonnant sur les bords de la Loire – précisément là où vivent Simon et Rose malgré la disparition de leur compagne et mère, Ariane, une révolutionnaire des temps modernes – puis sur l’île d’Elbe (où il croise la route du père de Victor Hugo et bientôt celle de l’empereur déchu), traînant sa carcasse d’ogre partout comme un lambeau d’histoire de France difficile à oublier. Et c’est précisément en se qualifiant d’ogre que JLG, assumant par ailleurs être un éternel enfant, approche la jeune Rose qu’il affuble de mille surnoms jusqu’à lui avouer son amour et se lancer avec elle dans une liaison passionnée.

La lecture de l’ouvrage de Froger fait alterner des épisodes très romanesques, parfois presque fleur bleue, avec l’âpreté de scénarios-palimpsestes, sans cesse retravaillés et où l’on reconnaît tout de suite l’ADN d’un JLG chercheur, fouineur, expérimentateur tout à la fois utopiste et perfectionniste. La cohabitation entre les différents registres de langue, les polices de caractères variées, l’insert d’écriture manuscrite ou encore de photo, tout ici laisse la marque d’une œuvre protéiforme en totale adéquation avec son sujet. Le montage, discipline absolue pour JLG, est ainsi un personnage à part entière, la clé de voûte d’un ensemble qui évoque en permanence le cinéma sans jamais le singer. « La guerre, c’est simple : c’est faire entrer un morceau de fer dans un morceau de chair », dit JLG dans For ever Mozart. Grâce à l’ambition dont fait preuve ce roman, on découvre que décrire la figure tutélaire du cinéaste passe par la notion de guerre totale, avant tout contre soi-même. Une révolution intérieure.