Vivere : mains, chansons, paysages
Sortie le 18 janvier 2017. Durée : 1h49.
Voilà une vingtaine d’années que Judith Abitbol filme ce qui l’inspire, au gré de ses envies et de ses rencontres. De la montagne de rushes formée au fil des années, elle ambitionne aujourd’hui d’extraire plusieurs films « de tous genres et de toutes durées » (ce sont ses mots), regroupés sous le titre Certains fruits de l’asile. Vivere en est le premier chapitre, dans lequel elle filme quelques pans des dernières années d’une vieille dame italienne, Ede Bartolozzi, gagnée peu à peu par la maladie d’Alzheimer.
Alzheimer n’était pas le sujet de base ; d’ailleurs il n’y avait pas de sujet de base. Si Ede Bartolozzi a intéressé Judith Abitbol, c’est grâce à l’émotion procurée par ses retrouvailles épisodiques mais toujours poignantes avec sa fille Paola. Les informations explicites sont rares, alors on extrapole comme on peut : il semble que Paola soit installée en France depuis de nombreuses années et profite de certains instants de liberté pour revenir dans le village de Modigliana, où elle est née et où sa mère vit toujours. Au début, Judith Abitbol a filmé parce qu’elle suivait Paola dans ses périples italiens. Elle a aimé la façon dont les deux femmes se retrouvaient et se redécouvraient, les étreintes pleines d’amour et les mains qui caressent les visages.
Et puis la maladie est arrivée, ce qui n’a modifié ni l’approche de la réalisatrice, ni la profonde affection avec laquelle Paola a continué à s’occuper d’Ede. C’est d’ailleurs ce qu’il y a de plus beau dans le film : à travers le portrait de la mère, il y a ces images de la fille, qui tâche avec une patience d’ange de colmater les brèches de l’oubli et de faire vivre à sa mère toujours plus d’instants de joie. Ce que l’on voit de Paola est admirable : dans ses yeux, il y a le calme et la détermination dont nous voudrions tous faire preuve dans ce genre de situation. Elle y parvient avec brio, ne montrant jamais à sa mère que ce qu’elle voit l’inquiète, l’effraie, la bouleverse. Le portrait est si pudique qu’il donne la chair de poule.
Filmé comme un journal de bord dont l’auteure se serait soustraite au montage (la cinéaste confie avoir notamment coupé les passages dans lesquels on entendait sa voix), Vivere prend le temps de montrer ce que sont l’amour et le bonheur lorsqu’on leur laisse la place d’exister. Parce qu’elle n’a bientôt plus les mots, Ede pose ses mains sur les visages de ceux qu’elle croise, et cette façon d’essayer de trouver des repères est teintée d’une tendresse qui chavire. Il y a aussi ces paysages qu’on décortique, avec leurs couleurs qui changent, parce que les êtres ne sont pas les seuls à changer. Il y a ces chansons italiennes dont Ede ne parvient plus à suivre les paroles, jusqu’à ce moment de grâce où elle semble brutalement (mais temporairement) avoir retrouvé la mémoire. La tête de la vieille dame se vide peu à peu, et c’est si triste. Mais il y a dans Vivere cette volonté de cueillir le jour autant que possible, pour repousser l’effondrement et s’offrir ensemble des souvenirs qui flotteront dans les airs pour l’éternité.
- Personal affairs (Omor shakhsiya) : ballets absurdes par Thomas Messias
- 3000 nuits : le sac plastique et les barreaux par Thomas Messias
- Ouvrir la voix : les combattantes par Thomas Messias
- The Fits : naissance des spasmes par Thomas Messias
- Vivere : mains, chansons, paysages par Thomas Messias
- Lorraine ne sait pas chanter : trouver sa voix par Thomas Messias
- Le Concours : l'école où les rêves se font par Thomas Messias
- American Honey : l’équilibre instable et constant des contraires par Erwan Desbois
- L'Histoire d'une mère : blottis jusqu'à l'étouffement par Thomas Messias
- L'Indomptée : les fantômes de Lucienne Heuvelmans par Thomas Messias
- La Politique sexuelle de la viande : femmes et animaux invisibles par Thomas Messias
- Certaines femmes : murs invisibles par Thomas Messias
- Mate-me por favor : lemmings dans la brume par Thomas Messias
- Junior : la turbulence des fluides par Thomas Messias
- Islam pour mémoire : les deux sens du mot partage par Thomas Messias
- Grave : nous sommes ce que nous sommes par Thomas Messias
- Fantastic birthday : Greta et les minimonstres par Thomas Messias
- Heis (chroniques) : sortir du ventre de nos mères par Thomas Messias
- Je danserai si je veux : la politesse du désespoir par Thomas Messias
- Aurore : il n'y a pas de pente descendante par Thomas Messias
- La Morsure des Dieux : la douleur est dans le pré par Thomas Messias
- À mon âge je me cache encore pour fumer : zone non-mixte par Thomas Messias
- Dora ou les névroses sexuelles de nos parents : son corps, son choix par Thomas Messias
- Ava : naissance d'une pieuvre par Alexandre Mathis
- De sas en sas : enfermées dehors par Thomas Messias
- Avant la fin de l'été : la France, tu l'aimes ou tu la quittes ? par Thomas Messias