The Fits : naissance des spasmes
Sortie le 11 janvier 2017. Durée : 1h12.
C’est toujours si beau, la naissance d’une cinéaste ; c’est d’autant plus éblouissant lorsqu’il suffit d’une poignée de plans ou de sons pour comprendre à quelle magnifique éclosion on est en train d’assister. Si The Fits dure une heure et douze minutes, ce n’est pas parce qu’il n’a pas grand chose à dire ou à montrer, mais simplement parce qu’il ne tergiverse à aucun moment. En une poignée de plans, comme un geste, le cadre est posé. Il est écrit que nous ne quitterons pas d’une semelle Toni, petite fille noire de même pas dix ans (l’actrice en a 9). Toni s’entraîne dur à la boxe. Elle est disciplinée et déterminée. Pourquoi est-elle là ? On ignore si c’est par réelle envie de s’aguerrir sur le ring ou par simple mimétisme vis-à-vis de son frère aîné, qui enfile les gants pendant de longues heures chaque semaine.
Rapidement, Toni va de toute façon se détourner de la boxe, trop attirée par la danse pratiquée dans le même gymnase par tout un tas de filles de différents âges, gamines et adolescentes, qui ambitionnent elles aussi d’atteindre la perfection. Alors qu’elle était jusque là la seule fille dans un essaim de garçons, Toni va se fondre dans la masse et rejoindre la bande des Lionesses, celles à qui elle aimerait tant ressembler. Il faut deux minutes à Holmer, ni plus ni moins, pour décrire ce transfert entre deux univers. Loin de les opposer, elle laisse au contraire entendre que les similitudes entre les deux disciplines sont plus nombreuses qu’on ne le croit. Si elle n’est pas la première à établir des ponts entre boxe et danse (Muhammad Ali était souvent qualifié de danseur), la finesse de chaque trait nous convaincrait presque que c’est le cas. La subtilité de la narration est sidérante : il suffit par exemple d’un plan sur une pizza qu’on se partage grossièrement pour saisir tout l’individualisme du clan des boxeurs, quand la première chose qui est inculquée aux danseuses débutantes est l’oubli de soi au profit du collectif.
On pourrait alors se diriger vers le récit d’une découverte, récit de l’initiation d’une jeune fille découvrant un art exigeant, physique, noble. C’est en partie ce qui va se produire. Mais pas seulement. Sur un chemin apparemment balisé, The Fits fait sauter toutes les barrières en injectant progressivement une bonne dose d’inquiétude. Autour de Toni, les danseuses semblent prises une à une par un mal inconnu. Traversées par de violents spasmes qui font passer les crises d’épilepsie pour des promenades de santé, elles ne comprennent pas ce qui arrive. Et nous non plus. Tout en évitant le surplace, le film se place en permanence à la lisière du film de genre, trop poli pour y plonger la tête la première, trop malin pour nous rassurer à grands coups de cartésianisme.
Entre deux crises (les fameux fits du titre), Toni et les Lionesses poursuivent leurs entraînements. Si chacune se pose des questions sur l’origine du mal, les séances de danse se poursuivent à plein régime. Même l’intervention des adultes, quasiment absents du film, n’y changera presque rien : Toni et les autres veulent danser à tout prix. Là encore, la mise en scène gracieuse et aérienne d’Anna Rose Holmer permet une économie de mots absolument cruciale. Le film n’est pas radical au point d’être muet, mais il aurait quasiment pu l’être tant sa force picturale emporte absolument tout sur son passage. La façon dont elle a dirigé la jeune Royalty Hightower est absolument prodigieuse. Pas un regard, pas un geste, pas une moue qui ne semble vouloir signifier quelque chose. Idem pour la façon qu’ont ses deux tresses de bondir violemment lorsqu’elle s’entraîne. Cela pourrait être trop lourd de sens ; en l’état, c’est absolument divin. On appelle ça le talent.
Plusieurs partis pris de réalisation traversent The Fits : parmi eux, cette idée d’utiliser l’écran non comme un quatrième mur, mais comme un miroir. Par moments, Toni semble nous fixer droit dans les yeux, symbole de sa détermination et peut-être du message qu’elle voudrait nous transmettre sans pour autant pouvoir le verbaliser. Et puis, pour admirer la paire de boucles d’oreilles qu’elle vient de mettre après s’être elle-même percé les lobes, c’est bien vers l’écran qu’elle se tourne. Nous sommes derrière un miroir sans tain, témoins d’une expérience dont nous ne connaissons pas tous les facteurs.
Film de danse et film de possession, The Fits pourrait crouler sous les références et les clins d’œil. Il en est au contraire étonnamment dégraissé, symbole de l’indépendance totale d’une artiste dont le style ne ressemble à aucun autre. On pense tout de même à David Robert Mitchell, dont le It follows, par son principe et ses plans-séquences, présentait quelques similitudes avec le film d’Anna Rose Holmer. Sauf que celle-ci se tient à bonne distance de son compatriote, dont le plongeon dans le film de genre ne faisait que mettre en lumière les élans puritains. Si The Fits tabasse, c’est parce que chacune de ses interprétations possibles est d’une modernité inattaquable, à l’image de son propos sur les médias ou de son utilisation des smartphones. L’un des premiers films sortis en cette année 2017 sera à coup sûr l’un des plus mémorables. Une cinéaste est née, et nous ne l’oublierons jamais.
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