Lorraine ne sait pas chanter : trouver sa voix
Inversons les valeurs, voulez-vous ? Dans l’univers de Lorraine ne sait pas chanter, il est tout à fait normal de se mettre à pousser la chansonnette pour exprimer une émotion particulière, ou de se mettre à danser dans les rues pour indiquer son état d’esprit. Au contraire, on regarde différemment celles et ceux qui s’obstinent quelle qu’en soit la raison à n’ouvrir la bouche que pour parler. Lorraine, l’héroïne du court-métrage d’Anna Marmiesse, fait partie de ces gens-là : elle voudrait bien, mais ne peut point. Chanter, elle ne sait pas faire. Son gosier se resserre, les notes ne sortent pas comme il le faudrait, l’inspiration fait défaut. On ressent bien vite toute la frustration de la jeune femme, qui aimerait partager l’aisance et la grâce vocale de Frank, ce prétendant qui ne la laisse pas indifférente, mais auquel elle n’arrive pas à chanter ce qu’elle ressent.
Sous l’apparente légèreté du propos, un monde aux multiples degrés de lecture s’ouvre à nous — y compris les plus riches en angoisse. Avec son univers sauce Demy, Lorraine ne sait pas chanter peut d’abord faire office de belle déclaration d’amour à la comédie musicale, tout en exprimant la frustration qu’il peut y avoir, pour le public friand du genre, à ne pas pouvoir reproduire cet univers dans la réalité. Chantonnez dans la rue, avouez votre amour en musique, mettez-vous à danser au milieu de la foule : vous n’y trouverez généralement qu’un sentiment de ridicule, la sensation de vous donner en spectacle dans le mauvais sens du terme. De ce point de vue, le cinéma reste définitivement plus beau que la vie.
Sous la fantaisie, la gravité : à travers cette si belle idée de scénario, c’est tout un ensemble d’injonctions qu’Anna Marmiesse démonte avec grâce et malice. Lorraine peine à s’adapter à ce monde qui lui intime en permanence d’aimer, d’être en couple, de faire l’amour, d’être heureuse. Le tout au mépris de sa personnalité, sans tenir compte de ses aspirations, de ses désirs ou de ses blocages. Lorraine ne sait pas chanter est l’hymne aussi guilleret que mélancolique de celles et ceux qui souhaitent avoir la possibilité de ne pas suivre les modèles établis. Que Lorraine n’ait pas envie de chanter ou de vivre dans un monde gorgé de musique, c’est là le moindre de ses droits. À elle de décider si elle souhaite combler ce qui lui fait défaut afin de mieux se fondre dans un univers auquel il n’est pas interdit de vouloir appartenir… ou de choisir de cultiver ses singularités pour mieux s’épanouir.
Lorraine ne sait pas chanter, c’est avant tout une invitation à trouver sa voix, et tant pis si elle est dissonante. Peu enclin à apprécier les films de Jacques Demy (pas faute d’avoir essayé), abhorrant la plupart des mélodies composées par Michel Legrand, l’auteur de ces lignes n’a jamais rien vu et entendu d’aussi beau que la scène du film Dans Paris dans laquelle Joana Preiss et Romain Duris entonnaient Avant la haine avec une stupéfiante absence de cordes vocales. La façon dont les personnages du film de Christophe Honoré essayaient malgré tout et coûte que coûte d’exprimer mélodieusement la complexité de leurs sentiments, quitte à atteindre des octaves inchantables et à se briser la voix, touchait au sublime, tant le monde “irréel” de la comédie musicale et celui, plus “réaliste”, de notre monde parlé finissaient soudain par se rejoindre. Il se produit un peu la même chose dans le film d’Anna Marmiesse, dont la fin a le bon goût de se tenir à distance de celles de trop de comédies romantiques dans lesquelles la femme est vue avant tout comme la moitié d’un couple, oubliant tout à coup son statut d’individu propre et ses ambitions existentielles.
>>> Suite à sa diffusion sur France 2, Lorraine ne sait pas chanter est disponible ici jusqu’au dimanche 29 janvier 2017 (à 9’02).
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