Mate-me por favor : lemmings dans la brume
Sortie le 15 mars 2017. Durée : 1h44.
Giallo, teen movie, thriller, drame aux accents sociaux : impossible d’étiqueter ce premier long-métrage émanant d’une réalisatrice brésilienne dont on réentendra certainement parler durant le demi-siècle à venir. Si l’on ne disposait que d’une poignée de mots pour décrire Mate-me por favor, il suffirait sans doute d’en traduire le titre en français. Tue-moi, s’il te plaît. Le genre de phrase qui ne sonne juste que dans de très rares contextes. Et si ces quelques mots trouvent pleinement leur sens dans une séquence en particulier (dont on ne révélera rien ici), c’est l’intégralité du film qui semble marquée au fer rouge par cette étrange injonction. Les personnages du premier long d’Anita Rocha da Silveira sont des adolescentes et des adolescents. Pas un adulte à la ronde : en voyage ou croulant sous le travail, les parents sont aux abonnés absents. C’est d’autant plus inquiétant lorsqu’on sait qu’un tueur en série ait décidé de sévir à quelques encablures du quartier bourgeois de Rio de Janeiro où vivent Bia, l’héroïne, et ses camarades. En l’absence de référents adultes, Bia et les autres semblent avoir grandi plus vite que prévu. Ces jeunes gens prennent en main leur scolarité, leur sexualité et leur vie sociale avec plus ou moins de réussite ; mais quoi qu’il en soit, ils sont seuls maîtres à bord de leurs existences. Cela semble aussi grisant que déprimant. Tout le monde semble évoluer dans une sorte de brume léthargique, comme si la vie n’était qu’un gigantesque lendemain de cuite.
L’angoisse devrait régner sur ce lycée, dont les élèves ne semblent plus tout à fait en sécurité. Au lieu de ça, c’est une sorte d’étrange fascination qui flotte dans l’air. Les ados de Mate-me por favor ressemblent à ces automobilistes qui ralentissent pour mieux observer la tôle froissée et les corps inertes sur la voie d’en face : ils se mettent en danger pour mieux sentir la mort, mais peu leur importe. L’essentiel, c’est le frisson et l’inconscience. Si la vie est un jeu, il n’y a pas de raison pour que la mort n’en soit pas un également. De là à avoir envie de faire partie des prochaines victimes pour ressentir des sensations inédites et connaître leur instant de célébrité, il n’y a qu’un pas pour les personnages principaux du film, qui semblent eux-mêmes ne pas vraiment savoir ce qu’ils veulent. On pense aux lemmings, rongeurs que des légendes urbaines décrivent comme des animaux suicidaires, prêts à suivre le collectif y compris si c’est dans le précipice.
La foi, le sexe, les obsessions morbides : dans la tête de Bia et de celles et ceux qui l’entourent, tout semble cohabiter, y compris des valeurs inconciliables. On rêve à la fois de pureté et de sang, de virginité et de baise endiablée, de se laisser aller et de tout contrôler. Tout se bouscule et tout est amplifié, comme dans un gigantesque bad trip qu’Anita Rocha da Silveira filme exactement de cette façon. Il y a des néons, des couleurs primaires, des lumières qui irradient les espaces. Des couleurs blafardes, aussi. La cinéaste filme à merveille ces paysages urbains qui entourent le lycée : gagnés par la modernité (on est loin des favelas et de la misère absolue), ils ne parviennent pourtant pas à faire oublier la mort qui rôde. Il est là, le côté giallo : dans ce clinquant brumeux où c’est l’inconfort qui domine.
Dans son groupe d’amies, Bia semble avoir une place à part. Elle n’est pas celle qu’on entend le plus, mais sa présence semble fondamentale. Bia est à l’écoute. Elle ressemble à une grande biche très sage. La facilité aurait voulu qu’elle se contente d’être l’observatrice innocente et fragile des événements dramatiques qui se déroulent autour d’elle et de l’atmosphère de fin du monde qui semble s’installer peu à peu. Ce serait sans compter sur une écriture aussi fine que puissante, qui pervertit peu à peu l’image que l’on avait de ce personnage loin d’être lisse. Le malaise et la sauvagerie gagnent peu à peu. Le goût du sang aussi. La réalisatrice n’hésite pas à styliser l’hémoglobine, quitte à flirter avec l’excès afin d’immortaliser à la fois la folie et le dégoût. Pas étonnant de l’entendre citer Trouble every day, Twin Peaks ou Carrie comme des références absolues : elle leur emprunte sans les singer cette façon de styliser le réel pour montrer que l’horreur est en chacun de nous, au détour de chacune de nos interactions sociales. On ressort de Mate-me por favor avec deux envies contradictoires : celle de se nettoyer de toute ce malaise accumulé pendant cent minutes, et celle de reprendre aussitôt un ticket pour jouer à son tour au lemming, happé par cette danse macabre bigrement addictive.
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