Certaines femmes : murs invisibles
Sortie : 22 février 2017. Durée : 1h47.
Pour décrire le dispositif (qui n’en est pas un) du dernier Kelly Reichardt, il suffit d’imaginer une série construite sous forme d’anthologie, comme la récente Easy de Joe Swanberg : des épisodes indépendants, avec des protagonistes différents, reliés de temps à autres par un pont narratif à peine appuyé (thématique commune, personnage secondaire de l’un des segments qui devient personnage principal d’un autre). Peu à peu, l’anthologie s’est imposée comme un format télévisuel à la mode. Si elle se moque bien des tendances, Reichardt a inconsciemment reproduit ce fonctionnement avec Certaines femmes : elle raconte une histoire A, puis une histoire B, puis une histoire C, la A et la B étant vaguement liées… et puis c’est tout. Contrairement à Easy, hors de question d’attendre une éventuelle saison 2 pour en savoir davantage sur les connexions entre les univers. Le produit est livré brut, comme le produit de trois rencontres. Bienvenue à Livingston, petite ville du Montana, dans laquelle les héroïnes se sont sans doute déjà croisées. Là n’est pas l’important.
Bien qu’il n’y ait que quelque milliers d’habitants à Livingston, les femmes de Kelly Reichardt donnent la même impression de solitude extrême que si elles évoluaient dans des mégalopoles immenses, entre transports en commun sans âme et avenues bondées où personne ne prend le temps de se parler. La différence réside dans l’atmosphère : Certaines femmes baigne dans un calme ahurissant, y compris lorsqu’il y est question de prise d’otage (si si) ou d’adultère auquel on met fin. Le brouhaha ne serait que factice : nul besoin pour Reichardt de mettre en place des tas de personnages pour parvenir à signifier le manque absolu de communication et de chaleur qui fait la vie de ces femmes-là. Balade à cheval, hamburgers au barbecue, sexe pendant la pause déjeuner : rien ne semble pouvoir réellement réchauffer les cœurs, et personne n’a d’ailleurs franchement l’air de vouloir se convaincre du contraire.
Certaines femmes déploie un féminisme discret, tenant davantage du constat dépité que du pamphlet rageur. Dans le premier segment, l’avocate incarnée par Laura Dern n’en croit pas ses yeux lorsqu’un client têtu, qui refuse de l’écouter depuis des mois, obéit comme un agneau à l’un de ses congénères masculins. Deux secondes de stupéfaction, puis elle rentre dans le rang, parce que ça n’a finalement rien de si surprenant. Dans la deuxième partie du film, il est clair que la femme jouée par Michelle Williams est moins écoutée que son mari, qu’elle s’adresse à leur fille ou à un homme âgé qu’ils viennent convaincre de leur céder un tas de grès qu’ils convoitent pour la construction de leur maison. Actrice récurrente chez Reichardt (elle y est meilleure qu’ailleurs), Williams porte sur son visage toute cette frustration : celle d’une femme qui voudrait faire entendre ses doutes, ses volontés, ses lassitudes.
Le troisième tiers du film crée une gracieuse asymétrie par rapport à ce qui précède : il y est question de deux femmes qui se tiennent l’une face à l’autre, comme de part et d’autre d’un mur invisible, et qui garderont en elles les choses importantes qu’elles auraient dû se dire. D’une part, l’employée indienne d’un ranch, incarnée par la révélation Lily Gladstone ; de l’autre, une jeune juriste jouée par Kristen Stewart, qui effectue régulièrement quatre heures de route pour venir donner des cours à Livingston. La première assiste aux cours de la seconde. Elles échangeront sur le sujet. On rêvera pour elles d’intenses déclarations, de fougueuses étreintes, de solitudes que l’on brise. Des effusions qui ne pourraient avoir lieu que par miracle, si le mur invisible parvenait à se rompre. On devine un frémissement. On l’imagine peut-être un peu. On voudrait aider les deux jeunes femmes à être heureuses. Mais on ne peut pas. Comme les héroïnes des parties précédentes, elles se tiennent au bas d’une paroi parfaitement lisse, qu’elles ne tentent même pas d’escalader. On les laissera à leur quotidien, à leurs trajectoires à peine déviées par le film, femmes-bulles bien loin de l’éclatement. Cela aurait pu être plat, c’est tout le contraire : le style Reichardt, discret et méticuleux, rend l’ensemble absolument essentiel.
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