L’Indomptée : les fantômes de Lucienne Heuvelmans
Sortie le 15 février 2017. Durée : 1h38.
Fascinée par la Villa Médicis depuis son adolescence, Caroline Deruas a choisi d’en faire le théâtre de son premier long-métrage en tant que réalisatrice. Celle qui a réalisé plusieurs courts et coécrit les derniers films de Philippe Garrel (d’Un été brûlant à L’Amant d’un jour, qui devrait sortir en cours d’année 2017) fut également pensionnaire de l’Académie de France à Rome au cours de la saison 2011-2012. Aujourd’hui encore, la cinéaste semble être hantée par cet endroit si mythique au sein duquel elle semble avoir laissé un peu d’elle-même, à la manière des centaines d’artistes qui ont eu le privilège de la précéder. Certains lieux vous rendent plus perméables et s’insinuent en vous, à tel point que l’on n’en revient jamais vraiment : c’est le sentiment que donne la réalisatrice, et c’est également ce que semblent vivre certains des personnages qu’elle décrit.
En cela, L’Indomptée relève sur le papier de la plus troublante des mises en abyme : Camille Peano, écrivaine jouée par Clotilde Hesme, débarque à la villa pour tenter de mettre fin à trois ans d’improductivité totale, accompagnée d’un mari plus vieux qu’elle (Tchéky Karyo), auteur renommé qui ne pourrait, même s’il le voulait, rester dans son ombre. Le projet d’écriture de Camille : un livre autour de Lucienne Heuvelmans, peintre et sculptrice qui fut la première femme à intégrer la Villa Médicis en 1911. Une femme écrit sur une femme qui écrit sur une femme : décrit comme cela, le dispositif apparaîtrait presque comme simpliste ; c’est sans compter sur les grains de sable narratifs et architecturaux qui viennent sciemment gripper la machine.
L’élément perturbateur, c’est Axèle, la fameuse indomptée du titre, dont le portrait est vite tracé : impétueuse, animale, elle n’est que fulgurances et excès. Quelques plans sur le personnage suffisent à Caroline Deruas pour faire d’emblée dévier la trajectoire du film, lequel se débarrasse ainsi de son statut de cousin romain et féminin des Amitiés maléfiques, thriller littéraire d’Emmanuel Bourdieu. Un bref ralenti, un filtre rouge façon giallo, et le ton est donné : L’Indomptée, au-delà de sa réflexion sur la création, ne sera qu’affaire de spectres. Celui de Lucienne Heuvelmans, dont la personnalité et l’histoire ont marqué les lieux, mais aussi tous ceux qui rôdent dans la Villa, fantômes des anciens pensionnaires ou résidus de leurs frustrations.
L’arc narratif d’Axèle (Jenna Thiam, flamboyante révélation de la série Les Revenants) fait le pont entre l’histoire de Camille Peano et celui de Lucienne Heuvelmans. Comme la première, elle souffre d’une crise de créativité et fait les frais de sa relation avec un homme plus âgé qui la vampirise pour mieux la recracher. Et c’est avec le corps et l’esprit de la seconde qu’elle converge peu à peu après avoir l’avoir interprétée de façon théâtrale pour faire renaître l’inspiration de Camille. Au fond, Axèle est un fantôme qui hante un autre fantôme. Écrit par trois auteures, dominé par trois figures féminines, L’Indomptée interroge le rapport des femmes artistes à la création dans un monde baignant dans le patriarcat. Le trait n’a guère besoin d’être forcé pour que les hommes du film apparaissent pour la plupart comme des lâches, des sangsues, des monstres misogynes persuadés que les femmes n’ont pas le même besoin viscéral de créer qu’eux.
Reste que L’Indomptée vaut davantage par ses intentions que par sa façon alambiquée de les exploiter. À trop hésiter entre le film de fantômes, le drame passionnel et le petit traité de philosophie sauce Desplechin, Caroline Deruas fait du surplace. Les hésitations des scénaristes ne sont que renforcées par les approximations stylistiques d’une cinéaste qui ne lésine ni sur les effets ni sur la musique là où un brin de suggestion n’aurait pas nui. Visuellement aussi, le film souffre d’un terrible manque d’homogénéité, comme si la photographie avait été assurée par plusieurs personnes (après vérification, une seule directrice de la photo est bel et bien créditée). Malgré ses belles ambitions et ses actrices si lumineuses, L’Indomptée crée autant de circonspection et de frustration qu’un dessin d’enfant dont une partie serait joliment soignée et l’autre totalement gribouillée. La mémoire de Lucienne Heuvelmans méritait sans doute mieux, même si le simple fait que le film nous apprenne ou nous rappelle son existence est déjà une qualité primordiale.
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