Junior : la turbulence des fluides
Grave est enfin dans nos salles. Depuis sa présentation à la Semaine de la Critique il y a dix mois, le film de Julia Ducournau a fait sensation un peu partout, quelques micro-événements ayant contribué à lui bâtir une réputation peut-être plus sulfureuse qu’il ne l’est en réalité. Avant Grave, il y eut Junior, un court dont le premier rôle est interprété par la même actrice, Garance Marillier. Afin de poser un oeil pur et innocent sur les débuts de la réalisatrice et de son interprète, l’auteur de ces lignes a délibérément choisi de parler de Junior avant même d’avoir vu Grave, évitant ainsi les parallèles trop évidents ou trop grossiers pour se poser simplement cette question : pouvait-on deviner dès 2011 que Julia Ducournau serait aujourd’hui la réalisatrice à suivre (si on en croit la majeure partie de la critique) ?
Il est certain que Junior ne peut laisser indifférent. C’est un film volontairement construit pour bousculer, et ce dès son générique balançant quelques riffs de guitare qui ont dû, en leur temps, décoiffer les spectateurs et spectatrices des festivals où il fut présenté. Junior, c’est le surnom de Justine, collégienne pas vraiment conforme à l’image de la jeune fille modèle. Junior préfère lire Super Picsou Géant plutôt que de prendre des douches, aime racler la peau entre ses orteils, et la substance blanchâtre qu’elle retire de ses gencives lorsqu’elle y passe le doigt semble indiquer que sa brosse à dents ne doit pas souvent lui servir. Junior marine dans un hoodie qu’elle n’a pas dû laver depuis des années. Le trait est marqué de façon si excessive que le film n’a pas besoin d’être en Odorama pour donner la nausée. En poussant le curseur assez loin, Julia Ducournau ne peut pas être plus claire sur son personnage, tout en démontrant une véritable fascination pour le corps et ce qu’il produit.
Junior n’est amie qu’avec des garçons. Ils mangent bruyamment, font des blagues sur les règles et les seins (ou plutôt les « tétés ») des filles, s’amusent beaucoup de l’entendre roter lorsqu’elle est appelée au tableau par son professeur. Ce sont des êtres immondes, comme il en existe dans chaque collège. La crème de la crème. Leur rapport aux filles est très troublé : aucune (sauf Junior) ne les laissant approcher, ils les considèrent comme des sortes de divinités inaccessibles mais qu’ils adoreraient tripoter et souiller sans bien savoir pourquoi ni comment. Le pire dans tout ça, c’est la hiérarchie qui se crée entre ces petits mâles en rut : lorsque le chef de la bande voit passer la sœur aînée de Junior et indique bruyamment qu’elle est « trop bonne », il ne voit pas le problème. En revanche, quand l’un de ses lieutenants enchaîne sur une remarque salace, il joue les choqués avec une sincérité non feinte. « Moi je respecte les femmes », dit-il, fier de lui. Avant d’ajouter, à mi-voix : « je respecte les femmes, pas les meufs ». Il y aurait visiblement une différence entre les femmes dignes de ce nom et les autres, reléguées à l’état de “meufs” parce qu’elles sont maquillées ou parce que leurs vêtement mettent leur corps en valeur.
C’est à peu près tout le propos féministe de Julia Ducournau, qui s’adonne par la suite à la description d’une étrange mue. On n’en dira pas davantage pour ne pas gâcher l’effet de surprise, mais lorsque la peau de Junior commence à peler et que des lambeaux commencent à se décoller, la fascination de la réalisatrice pour le corps prend une autre résonance. Il n’est pas vu ici comme un objet de désir ou le terrain d’une quelconque sexualité, mais bien comme une bête sauvage que l’on peine à dompter. À travers la mutation qui s’opère, ce sont toutes les angoisses liées au corps qui sont soudain amplifiées : la peur de ne pas être conforme aux canons de beauté, de ne pas avoir assez de seins, d’avoir ses règles toutes les quatre semaines. C’est par l’outrance que Julia Ducournau crée le malaise, et cela fonctionne. La réalisatrice sait clairement composer ses plans, utiliser la peau, filmer les fluides corporels. Il y a effectivement chez elle quelque chose du Cronenberg du siècle dernier.
Le doute subsiste en revanche sur l’existence d’un quelconque message dans Junior, qui peine à se trouver un cap une fois cette fascination déployée. Ce n’est pas un film à thèse, encore moins un film militant. Mieux vaut se contenter de le voir comme un exercice de style décapant dans lequel une bouteille de ketchup peut faire autant de mal et de bruit que la plus détonante des armes à feu. Si on l’analysait, la dernière partie du film aurait en effet tendance à indiquer que c’est tout de même plus cool d’être une fille jolie, pimpante et désirable. Or Julia Ducournau semble moins grossière que cela : l’univers de Junior n’a pas pu être développé pour servir cette idée un peu idiote. On aimerait s’en persuader à 100%. En attendant, un léger doute subsiste. On en reparlera après avoir vu Grave.
>>> Le film est disponible en VOD sur le site d’UniversCiné.
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