Je possède quelques albums de fin du monde que j’apprécie particulièrement. Des albums dont j’aime ôter le film de vie d’un simple geste et dont je sais pertinemment qu’ils peuvent m’accompagner jusqu’au petit matin, attendant de se taire avec les premiers rayons du soleil. Un disque, ce peut être aussi une rencontre du bout du monde, quelques lignes écrites sur un site ou quelques caractères jetés énigmatiquement sur un réseau social. Soit on passe son chemin, soit notre curiosité est attirée par cet étrange ailleurs, qui nous appelle en silence. Une rencontre fortuite qui en d’autres temps n’aurait pas eu lieu sur le moment mais des années plus tard. Avouons-le, jamais je n’aurai écouté Pye Corner Audio Transcription Services si, au début de ce mois, le magazine anglais Wire n’avait pas tweeté son intérêt pour ce disque. Dès lors, je n’ai jamais regretté ce clic intempestif car depuis, il n’est pas un jour où je n’écoute pas quelques titres.
Black Mill Tapes Vol. 1 est un hommage à peine déguisé aux travaux radiophoniques de l’ancienne entité, devenue culte, de la BBC, le désormais célèbre BBC Radiophonic Workshop, qui popularisa mieux que quiconque la musique électronique sur les ondes de la BBC (radio et TV) grâce à ses génériques, ses jingles et ses effets sonores. La marque sonore de la BBC fut jusqu’en 1998 signée par les musiciens de ce service public à l’anglaise. Peu savent que le générique de la série Doctor Who fut composé dans cet atelier et par une femme qui plus est, Delia Derbyshire. Black Mill Tapes Vol. 1 rend donc hommage à cette époque (bénie des dieux, diront certains) où la création musicale était au service du bien commun et général. Et il n’est pas anodin à ce que le titre phare We Have Visitors soit un clin d’oeil appuyé au thème du Doctor Who, en y ajoutant une dimension kosmische indéniable. Les onze titres de l’album puisent ainsi dans la mémoire collective de la vieille dame. Des morceaux courts qui ont pour volonté de tisser une ambiance d’un autre temps et de fin de kermesse. On peut considérer ce parti-pris lunaire de ne rien laisser en l’état et au hasard. Cette oeuvre numérique a imprégné la nécessité historique et porte en elle une empreinte naturelle, un fil conducteur qui nous mène sur des chemins de traverse connus et parfois insoupçonnés. Pris individuellement, les titres de Black Mill Tapes Vol. 1 accompagnent anodinement l’auditeur ; comme oeuvre complète, elle induit l’existence d’un matériau naturel, une connaissance intuitive d’une loi cinétique et cinématographique.
Mieux qu’ailleurs, ce disque donne raison à Jacques Derrida lorsque ce dernier nous affirmait que désormais le passé hantait le présent. Ce disque nostalgique d’un savoir-faire interroge une spectropoétique du son électronique, imaginé par ce que l’on devine quelques savants fous, retirés du monde, dans un atelier à Londres. Tout le monde le sait, le BBC Radiophonic Workshop est mort, définitivement enterré pour de désolantes raisons de rentabilité mais il est rassurant de constater que son esprit perdure.
Note : 8/10
>> “Black Mill Tapes Vol. 1” est en écoute sur Bandcamp