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The Lost City of Z : l’inertie retrouvée

Sortie le 15 mars 2017. Durée : 2h21

Par Alexis Joan-Grangé, le 29-03-2017
Cinéma et Séries

À son meilleur, le cinéma de James Gray est fondé sur une contradiction théorique : c’est lestées par le passé que les apories de la modernité seraient les plus éclatantes et les mieux visibles. En opérant un simple tour d’horizon mémoriel, l’on peut d’ailleurs se demander si un seul des films de Gray se déroule dans un temps contemporain à sa sortie en salles. Erronée ou non, cette impression d’un cinéma d’époque, ou d’époque indéterminée, renvoie à l’inertie et aux scléroses qui régissent l’univers du cinéaste, rabattent tout désir d’émancipation et rêves libertaires vers les scories du vieux monde. Parler au passé du présent n’est en rien un problème lorsqu’on fait de ses préoccupations la contagion (morale) et les formes sociétales de sa viralité. La recherche des patients zéros a toujours quelque chose d’une archéologie ou d’une généalogie.

Ce genre de contradiction devient par contre plus problématique lorsqu’elle s’attache au parcours cinématographique lui-même. Par exemple, le choix d’avoir privé The Immigrant des expérimentations formelles qui, disséminées dans We Own The Night et Two Lovers, permettait à ce dialogue fondateur entre héritage et modernité de trouver une assise discrètement mais parfaitement subversive – voir ce contre-point absolu à ses enjeux patrimoniaux lugubres qu’est la sensualité provocatrice, ludique et heureuse de la scène d’ouverture de We Own The Night. Jusqu’alors, rejouer les valeurs classiques au sein d’un cinéma respectueux mais profondément progressiste semblait le meilleur moyen d’en dénoncer l’écho encore trop vibrant et le caractère suranné. Le “mal” chez Gray, tel qu’il asservit, étant précisément le problème d’une trop bonne conservation, d’un héritage malheureusement trop conséquent pour être simplement refusé. Mais ce classicisme strict, excédant de gravité et de pathos, avec lequel on avait quitté Gray sur The Immigrant, sonnait comme un aveu d’échec : le passé prisonnier du passé en quelque sorte, et au spectateur seul de juger s’il y avait encore là une quelconque résonance avec son monde.

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Faire le deuil d’un monde qui n’est jamais nouveau, jamais débarrassé du passé

Ce n’est donc pas sans inquiétude que l’on retrouve le cinéaste avec ce The Lost City of Z, histoire de Percy Fawcett, militaire irlandais qui au début du XXe siècle part à contre-coeur cartographier l’Amazonie, avant d’y découvrir les traces d’une importante civilisation antique. Le film suit sur une vingtaine d’années le parcours de Fawcett entre sa première et dernière expédition, et il est doublement étonnant. D’un, par sa réussite. Oeuvre aussi lumineuse que fluide, The Lost City of Z est actuellement la meilleure porte d’entrée dans le cinéma de Gray. De deux, parce qu’il faut reconnaitre que cette réussite s’opère à travers le classicisme entériné par The Immigrant – et ici, parfois poussé jusqu’à l’absurde (la colorimétrie, outrageusement décalée dans les teintes jaunes, qui fantasme plus qu’elle ne correspond à une certaine idée de l’image “ancienne”). Inutile de faire la liste des références et citations plus ou moins conscientes qui ancrent The Lost City of Z dans l’Histoire du cinéma (de Coppola à Gomez, d’Herzog à Guerra). En plongeant un personnage forcé à l’exil face à son rêve de nouveau monde, The Lost City of Z se lit comme une variation, voire une refonte de The Immigrant. Si la jungle amazonienne semble plus authentiquement vierge que l’Amérique immédiatement déceptive, le problème est le même : faire le deuil d’un monde qui n’est jamais nouveau, jamais débarrassé du passé.

La réussite du film ne tient donc pas tant au personnage de Fawcett, typiquement graysien, qu’au fait d’avoir déplacé le noeud du problème. Si c’est bien une certaine relation à son histoire (carrière militaire empêchée, honneur familial à laver) qui le pousse vers l’Amazonie, Fawcett échappe rapidement à cette inertie pour trouver dans la jungle le vrai vecteur de son action, en troquant un passé contre un autre. Dans ces deux premiers tiers, The Lost City of Z est ainsi pur film d’aventure, c’est-à-dire gouverné par une quête, où la confrontation au passé devient l’esprit même du voyage : c’est Z elle-même. Z, artefact du passé, qui par son existence remet en cause le passé lui-même, et l’écriture de l’Histoire sur un territoire que l’Occident considérait comme dépourvu d’Histoire. La force du film est ainsi de rattacher l’obsession de Fawcett à un passé entraperçu mais jamais pleinement découvert. Il y a bien une obsession en jeu mais la dialectique est maligne, faisant cette fois-ci du passé un objet du futur, un passé à acquérir, et un héritage à revendiquer au profit d’autrui. Si The Lost City of Z est le film le plus lumineux de Gray c’est parce que cette restructuration de l’obsession, qui s’ouvre sur autrui au lieu d’être refermée sur soi, donne à Gray l’occasion de développer de bout en bout un discours plus directement progressiste qu’il ne l’a jamais fait.

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Au final, The Lost City of Z n’avait jamais abandonné son archéologie des patients zéros

Clairement, Gray écrit ici la conclusion la plus positive à la lutte constitutive de son cinéma. Et pourtant, The Lost City of Z n’échappe pas à l’ambiguïté des films précédents. Dans les dernières paroles de Fawcett, ce n’est pas uniquement un certain humanisme, pas encore complètement tâché par le XXe siècle, qui disparait avec lui. C’est aussi son fils et, à peine moins indirectement, l’unité familiale. Le dernier tiers du film ne tient pas seulement par la conclusion positive qu’il apporte à une quête inachevée. Il illustre parallèlement la façon dont l’obsession paternelle contamine peu à peu les autres membres de la famille. Ainsi du fils, assujetti par amour aux idées patriarcales, et surtout de l’épouse, Nina, dont le féminisme naissant est immédiatement enseveli par la perte. État de deuil qui contraste de manière poignante avec la combativité précédente du personnage. Cette fois, la dialectique est perfide : celui qui semblait s’être libéré, en redistribuant les termes de son rapport au passé, devient la racine de nouvelles obligations. Ce sera aux autres de payer le prix fort de l’émancipation – sincère – de Fawcett. Au final, The Lost City of Z n’avait jamais abandonné son archéologie des patients zéros. Il en avait seulement décalé l’exposition dans le temps.