Je danserai si je veux : la politesse du désespoir
Sortie : 12 avril 2017. Durée : 1h42.
En prévision de sa nuit de noces, une jeune femme se fait épiler (au sucre) par une femme nettement plus âgée, qui lui donne ces quelques consignes : « Ne parle jamais fort, les hommes n’aiment pas ça. Dis-lui toujours un mot gentil et fais-lui de bons plats. N’oublie pas de te parfumer et d’avoir une peau douce : ainsi, s’il te désire, il saura où te trouver. Au lit, fais ce qu’il te demande, mais ne montre pas que tu sais ». La dernière phrase est encore plus frappante que les précédentes, et résume bien l’heure et demie qui suivra : on demande à la future mariée d’être à la fois un ange de pureté et une parfaite petite catin. D’où le titre original du film, Bar Bahar, qui signifie l’entre-deux. Et si le premier long de Maysaloun Hamoud, trentenaire palestinienne, n’entend pas viser l’universalité absolue par son propos, c’est pourtant ce qui se produit. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de Je danserai si je veux : traiter l’oppression patriarcale et le besoin d’insoumission de façon suffisamment racée pour ne jamais tomber dans la critique à charge d’une société israélo-palestinienne loin d’être la seule à museler les femmes pour en faire des épouses dociles et des mères dévouées.
Il est assez salvateur de voir le film s’affranchir rapidement de l’opposition binaire entre les méchants fanatiques religieux d’un côté et les pauvres victimes de l’autre. Suivant trois personnages de femmes palestiniennes vivant en colocation dans la ville israélienne de Tel Aviv, Maysaloun Hamoud utilise la choralité avec un sens de la nuance tout à fait remarquable : chaque histoire individuelle semble être là pour compléter et affiner les deux autres. Liées de près ou de loin au mariage forcé, les destinées de Nour, Salma et Laïla ne sont pas uniquement régies par des préceptes religieux appliqués de façon archaïque ou abusive. Et de même que la religion ne peut être incriminée à elle seule, l’inculture et le manque d’instruction ne suffisent pas à justifier la façon dont de jeunes adultes sont livrées en pâture par la société à des futurs maris qu’elles n’ont pas choisis. Tout le monde en prend pour son grade, du futur mari de Nour, ravi de pouvoir se caser sans effort, aux parents intellectuels de Salma, soucieux de conserver une bonne image avant tout. Et même lorsque le prétendant de Laïla, avocate désireuse de vivre sa vie, semble lui proposer une porte de sortie, c’est avant tout dans son propre intérêt plus que par amour ou par envie de l’aider à s’émanciper.
Les portraits des trois femmes pourraient presque sembler classiques : les situations présentées étant hélas celles de millions de femmes vivant en Israël ou ailleurs, une légère impression de déjà-vu semble parfois planer sur le film. Ce qui le sauve et le transcende, c’est la politesse du désespoir qui l’anime de part en part. Alors qu’on tente de les priver de leurs propres vies, alors que leur intégrité physique et mentale n’est jamais totalement assurée (scène de viol glaçante, filmée avec distance mais filmée quand même), elles tentent pourtant de toujours relever la tête. Les larmes et les phases de détresse ne sont évidemment pas interdites, mais l’essentiel est là : elles danseront si elles veulent. Elle riront aussi. Elles feront du bruit toute la nuit, elles porteront des tatouages et des piercings, elles aimeront des filles, elle n’épouseront personne, elles repousseront les oppresseurs. Et c’est en prônant l’empowering par le biais du collectif que Maysaloun Hamoud conclut son film. Je danserai si je veux vante les bienfaits de la résistance quitte à avouer, sourire désabusé au coin des lèvres, qu’il n’a aucune solution miracle à proposer pour qu’un jour, les femmes puissent vivre autrement qu’en résistant.
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