Aurore : il n’y a pas de pente descendante
Sortie le 26 avril 2017. Durée : 1h29.
On ne consacre pas assez de films aux gens ordinaires. Le terme lui-même semble plus péjoratif qu’il ne l’est en réalité : une personne ordinaire, c’est quelqu’un qui ne se distingue ni en bien ni en mal, qu’on ne repérerait pas au premier coup d’œil dans une foule compacte, qui n’est ni énergumène ni hurluberlu, et encore moins super-héros ou super-héroïne. L’héroïne du deuxième film de Blandine Lenoir (après un Zouzou dynamique mais brouillon) est quelqu’un d’ordinaire. C’est une femme qui a aimé, qui a été aimée, dont la vie est constellée de plaisirs et de contrariétés, et qui actuellement aimerait bien qu’on l’aide à se débarrasser de ces satanées bouffées de chaleur. À l’occasion de son entrée de plein fouet dans la ménopause, Aurore reconsidère sa vie, observe ses filles reproduire ses erreurs ou en commettre d’autres, se demande si elle a encore sa place dans un monde où, selon son médecin, on est sur la pente descendante dès qu’on a atteint 30 ans. Son regard est à la fois tendre et concerné, à l’image de celui que pose Blandine Lenoir sur elle. Pas facile de se dire qu’on a mathématiquement dépassé le milieu de sa vie (en tout cas c’est probable), qu’on a déjà été plus fringante et qu’on file tout doucement vers la solitude et l’oubli.
Sans jamais l’expliciter, Aurore contient toute une philosophie de vie. Pour surmonter les obstacles et survivre aux mauvaises rencontres, les femmes du film manient l’humour et la solidarité, mais ne transforment pas leur légèreté apparente en oeillères. À chaque instant, elles sont conscientes qu’on essaie de les mettre au placard, de les exploiter, de les sexualiser contre leur gré, voire de les agresser. Deux courtes scènes de harcèlement de rue (ou de bord de mer) suffisent ainsi à Blandine Lenoir pour décrire le ridicule de ceux qui s’y adonnent, le sentiment d’insécurité permanent de celles qui doivent subir ça, et la force de caractère qui permet de désamorcer les situations. La beauté de tout ça, c’est que jamais Aurore ne s’autorise la moindre injonction. Blandine Lenoir et ses coscénaristes (Jean-Luc Gaget pour la base, puis Océane Rosemarie pour l’adaptation et les dialogues) se sont attachés à livrer un portrait tout à fait naturel, pour que sous l’apparente simplicité chacun et chacune puisse trouver des façons d’être et d’agir à reproduire dans la vraie vie… sans que rien ne semble imposé.
Souvent très drôle, le film s’attache notamment à exploiter à des fins humoristiques les ressorts de la communication non verbale. Un restaurant dont le personnel sert les plats en chantant, une agence d’intérim dont l’employée peine à aligner plus de trois mots, et le burlesque (réussi) s’agrémente d’un vrai fond. Tout sauf réactionnaire, le scénario d’Aurore montre que la difficulté qu’il y a à échanger ne date pas d’hier. C’est finalement par un échange de cassettes audio (coucou 13 reasons why) qu’Aurore et l’amoureux de ses 18 ans parviennent à reprendre contact et à se donner l’espoir d’une deuxième chance. Aurore est un film qui fait du bien : il indique qu’une femme peut se sentir désirable (et être désirable) sans faire du 36, que le droit à l’amour et au bonheur ne concerne pas que les trentenaires à ventre plat… Les séries et les films ne cessent de mettre en scène des héros moches ou vieux ou bêtes (voire les trois) qui font succomber des filles bien mieux qu’eux (exemple le plus consternant parmi les œuvres récentes : la série Love, de Judd Apatow et Paul Rust). Blandine Lenoir et son équipe envoient joyeusement valser tout ça. Les retraitées dynamiques et féministes qu’Aurore (parfaite Agnès Jaoui) finit par rencontrer bouclent idéalement le propos : non, la vie ne s’arrête pas à 30 ans, même si l’on est une femme. Un message intelligible mais pas simpliste, qui gagnerait à être propagé partout.
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