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Get out : les voleurs de Soul

Sortie le 3 mai 2017. Durée : 1h44.

Par Erwan Desbois, le 17-05-2017
Cinéma et Séries

Le calendrier des sorties en salles en France fait se succéder à une semaine d’intervalle Get out, de Jordan Peele, et I am not your negro de Raoul Peck, deux brûlots sur la condition noire aux États-Unis et la tache indélébile dont elle est marquée – le racisme à leur égard ancré dans la psyché des blancs. La logique chronologique du contenu des deux films aurait voulu que l’ordre des sorties soit inversé : I am not your negro reparcourant tout le trajet douloureux depuis l’esclavage dans les champs de coton jusqu’au cri contemporain « Black lives matter », et Get out imaginant la forme que pourrait prendre l’étape suivante de ce chemin de croix.

[Avertissement : la suite de ce texte peut contenir des traces de spoilers]

Comme nous l’avons écrit ici, I am not your negro (de même que son compagnon de lutte The 13th) détaille méthodiquement comment depuis toujours les rapports entre blancs et noirs américains ont toujours été d’oppression et d’exploitation, infligées brutalement aux seconds par les premiers. Au commencement il y a eu l’esclavage, puis après l’abolition officielle de celui-ci la criminalisation et la drogue. Get out pourrait dès lors avoir pour sous-titre « La Quatrième Exploitation ». Cela résonne avec La Quatrième Dimension, œuvre de référence à laquelle Peele emprunte le principe de bâtir les histoires comme des cauchemars – terriblement réels pour leurs protagonistes, et projection exacerbée des pressentiments angoissés de ceux qui en sont les spectateurs. Il s’agit de prendre le pire de ce que l’on peut concevoir, et de le pousser à un degré encore plus terrifiant. Dans Get out, le pressentiment érigé en principe fondateur du récit est la continuation à l’identique de l’histoire des États-Unis : que les blancs ne sauront jamais faire autre chose qu’exploiter et humilier les noirs, condamnés à une peine non seulement inique mais en plus prescrite à perpétuité.

Dans Get out, le pressentiment érigé en principe fondateur du récit est que les blancs ne sauront jamais faire autre chose qu’exploiter et humilier les noirs

Chris (Daniel Kaluuya), le héros du récit, est un afro-américain de son temps, conscient des réalités rappelées par I am not your negro et The 13th. Ses deux interactions avec la police nous le montrent résigné à être un suspect par défaut, dont la parole est sans valeur. Pour lui le choix le moins pire est donc d’obtempérer sans se rebeller, y compris lorsqu’il serait dans son droit à défendre son point de vue. Ce que Chris ne pouvait anticiper, c’est la nouvelle forme d’exploitation et d’humiliation conçue par les blancs envers lui et ses semblables – et c’est pour cette raison qu’il est important de ne rien divulguer a priori des secrets du long-métrage. Sa structure de dessillement progressif de Chris au cours du week-end qu’il passe chez les parents de Rose, sa petite amie blanche, ne sert pas qu’à dérouler un programme manipulateur de film à twist : elle nous fait épouser le point de vue épouvanté d’une communauté découvrant l’ampleur monstrueuse du mal qui lui est infligé. La « quatrième exploitation » dont ils sont les victimes a des airs de progrès du point de vue de leurs oppresseurs WASP (qui ne raisonnent souvent qu’en ces termes, de progrès), étant à la fois plus sophistiquée et plus invisible ; mais pour les noirs elle est encore plus effroyable, puisque s’attaquant directement à leur âme – celle-là même qu’ils ont fait s’incarner dans la soul music. S’attaquer à la soul, c’est la dernière étape, le dernier outrage.

Get out distille ce genre de connections de toutes parts, au point où l’on ne peut plus parler de hasard mais bien y voir une volonté claire, remarquablement construite et intelligente, de son auteur-réalisateur. Cela va du choix de casting méta (la présence de Catherine Keener étant en soi un début de spoiler), aux réminiscences omniprésentes de la maltraitance des noirs – ici les fibres sorties d’un fauteuil déchiré convoquant l’image des boules de coton, là le modèle archétypal reproduit par les parents de Rose de la maison coloniale blanche dans ses murs, dans ses propriétaires, mais évidemment pas dans ses domestiques. On retrouve là une fois encore ce que James Baldwin et Raoul Peck pointent impitoyablement dans I am not your negro : l’incapacité des blancs, dans leur vraie vie autant que dans leur imaginaire projeté sur les écrans de cinéma, à attribuer aux noirs d’autres rôles que ceux de servants dociles (les domestiques de Rose) ou d’objet de désir sexuel (le petit ami de Rose). Pour se défaire de ces chaînes symboliques, Peele oriente logiquement la plupart de ses pistes d’inspiration vers les années 1960-70. Les années de la lutte pour les droits civiques évidemment. Les années, aussi, de l’âge d’or politique du cinéma de genre américain. Get out est l’héritier prodigue de ces deux ascendances, un précipité où elles se rejoignent et se complètent.

Get out est l’héritier prodigue du cinéma paranoïaque américain et de la lutte des noirs pour leurs droits civiques

Si Peele n’hésite pas à convoquer également Hitchcock (l’architecture de la maison à trois étages reprend les plans de celle de Psychose) et Tarantino (via un final dans la lignée de celui de Django unchained), il tire l’essentiel de son inspiration et de sa force du cinéma paranoïaque de cette période. Son héros est photographe comme celui de Blow up, ce qui lui permet de saisir plus du monde avec son regard qu’un individu ordinaire. Face à lui, un banjo revenu de Délivrance rappelle d’un coup que le masque libéral et cultivé des WASP recouvre potentiellement une âme de redneck brutal et intolérant, qui attend son heure. Sous sa façade lisse, cet ennemi blanc est doublement terrible car ses manœuvres combinent ambiance de sorcellerie satanique et pratique de l’hypnose aussi froidement calculée que celle subie par les soldats d’Un crime dans la tête. Quant au résultat visé, il consiste en la reproduction dans la réalité de la vision dantesque du monde proposée par La nuit des morts vivants : une lutte entre classes et ethnies poussée à un tel degré que ses déclencheurs ne font même plus semblant d’appartenir à la même espèce que leurs proies et boucs-émissaires.

Cette agglomération foisonnante fonctionne, ce qui révèle en Jordan Peele (au sens propre : Get out est son premier film) un cinéaste à la fois cinéphile et lui-même talentueux – sa réalisation est souvent impressionnante, par exemple dans tout ce qui a trait à l’hypnose de même que dans une angoissante scène de bingo. Et cela donne un film à la fois extraordinairement jubilatoire au premier degré, provoquant un puissant sentiment d’angoisse ponctué d’éclats de rire, et profondément marquant dans son sous-texte, son regard sur le monde, sa vision d’une époque. Un modèle de cinéma de genre à double tranchant.