Les Fantômes d’Ismaël : l’envol
Présenté le 17 mai 2017 en sélection officielle (film d'ouverture hors compétition). Sortie le 17 mai 2017. Durée : 1h50.
Je crois que j’ai passé toute ma vie d’adulte à me fantasmer en personnage de film d’Arnaud Desplechin. Ses films m’ont suivi, de mes débuts de critique où ce journaliste confirmé m’a glissé que Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) était son film de chevet, à l’épiphanie Un Conte de Noël, pour ensuite découvrir ses films dans un contexte moins intimiste, sur la Croisette. Je me suis rêvée matriarche comme Junon, me suis découverte Sylvia, ai donné à ma fille le prénom de Faunia. À travers les excès de Mathieu Amalric, dont personne ne pourra contester qu’il a été révélé par le réalisateur roubaisien, j’ai appris à parler, crier, aimer passionnément, désaimer de la même manière. Arnaud Desplechin a mis des visages et des images sur ma soif de vivre. Ses films vieillissent avec moi, et il ne se passe pas une année sans qu’ils reviennent m’accompagner, comme une famille qu’on ne visite pas assez souvent.
Les fantômes d’Ismaël, ce sont les fantômes d’Arnaud. Ses obsessions, ses clins d’oeil, ses tics. Mathieu Amalric comme avatar, lutin destructeur, enragé et passionné. Cette fois, plus que jamais, les deux hommes se confondent. Ismaël n’est plus universitaire ou gérant de théâtre, il est « fabriquant de films ». La filiation avec le Henri de Un conte de Noël (Amalric déjà) est évidente. Notre homme est veuf ; la femme qu’il a épousée jadis n’est plus qu’une photo sur un buffet ou un portrait sur le mur, excuse parfaite de son auto-destruction. Mais les fantômes reviennent, opposant le passé et les années de souffrance vaines avec un présent apaisé. Ismaël est un artiste, il a le goût du drame, des sentiments exacerbés et de l’amour éternel. Il doute, prêt à exploser ses constructions, sa reconstruction et sa relation avec la femme qui l’aime pour un frisson de vie.
Le film tisse la toile de ses multiples récits sans perdre son souffle romantique. Il y a la trame d’espionnage, que ne renierait ni le réalisateur de La Sentinelle ni celui de Trois souvenirs de ma jeunesse. Les rebondissements de tournage, qui permettent à Desplechin d’exercer son amour du storytelling vif et érudit (merveilleuses scènes de grenier où Amalric raconte à Hippolyte Girardot à quoi devrait ressembler le film qu’il est en train de planter). Et les atermoiements amoureux, avec leurs allers-retours entre une femme et l’autre, entre une époque et l’autre. C’est un film qui ne se complaît jamais dans l’échec avec panache, dans l’alcool propice aux saillies spirituelles. Il refuse la posture facile de la « dépression heureuse » chère au cinéma français. C’est un film apaisé, apaisant, tourné vers le futur, profitant du présent. Un film solaire. Un film mature.
Il engage un tournant bienvenu et audacieux dans l’oeuvre du cinéaste où le passé a traditionnellement tendance à gangrener le présent : la mystérieuse lettre d’Un conte de Noël et le bannissement jamais digéré, les souvenirs qu’on ressasse dans Trois souvenirs de ma jeunesse, la façon si violente dont un père juge votre vie dans Rois & Reine). Où il est un poids aussi lourd qu’enrichissant, une ligne de vie, une définition. Ici, Ismaël se libère de ses fantômes. Il prend son envol. Et nous invite à faire de même, avec lui, heureux et légers.
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