Rodin : la glaise est triste
Présenté le 24 mai 2017 en sélection officielle (compétition). Sortie le même jour. Durée : 1h59.
Peut-on vivre dans l’ombre de ses modèles ? C’est la question que pose en creux le film de Jacques Doillon, comme si ce dernier avait peur qu’on la lui pose en pleine lumière. Commencé sous le volume écrasant de la Porte de l’Enfer inspirée par Dante, Rodin s’achève par une partie d’Un, deux, trois, Soleil au pied du monumental Balzac, dont la silhouette joue avec les nuages. Entre les deux, hélas, si peu de cinéma.
Dans une des toutes premières scènes pourtant, un assistant du maître masque par sa présence le corps nu d’une modèle cambrée derrière lui et égrenne le nom des autres jeunes femmes qui vont à leur tour se dénuder pour l’amour de l’art et de l’artiste à la fois, chacune attendant son instant de gloire et de jouissance. Cet éclair de mise en scène semble annoncer le commentaire que feront les amants inconciliables Auguste Rodin et Camille Claudel d’une œuvre de celle-ci (La Valse) : étreinte, vertige et passion pour lui, approche, mort et tourment pour elle.
Les modèles qui hantent ce film sont d’abord des figures tutélaires. Sorti à l’occasion du centenaire de la mort de l’artiste, que célèbre aussi une exposition phare au Grand Palais jusqu’à l’été, le film est loin de faire l’économie du name-dropping. On croise ainsi outre Dante et Balzac, Hugo, Zola, Mallarmé, Clemenceau, Monet, Cézanne, Corot, Manet, Courbet, Bourdelle, Carpeaux… L’accumulation des noms et des visages suggère bientôt celle des blocs de glaise ou de plâtre dans l’atelier du sculpteur, qui pourtant cherche la vérité et peut-être l’épure.
Une épure jamais atteinte par le film. Là où Bruno Dumont évoquait le geste artistique dans Camille Claudel 1915 par le simple fait de ramasser une motte de terre, Doillon en rajoute jusqu’à l’écœurement, soulignant l’acte de sculpter en espérant que celui-ci à son tour sculpte le film. La comparaison avec Dumont n’aide pas – elle semble d’ailleurs soulignée par l’ironie d’un casting donnant le rôle de Rose à Séverine Caneele révélée par L’Humanité – et pas plus celle avec le Camille Claudel de Bruno Nuytten. Difficile en effet d’oublier le génie possédant Isabelle Adjani, là où Izïa Higelin joue la névrose comme une sorte de caprice.
Et puis, surtout, le jeu de Vincent Lindon est comme plombé par la référence à Gérard Depardieu. Jean-Louis Trintignant a dit un jour “Il y a Depardieu, personne, et puis les autres”. Si l’exercice du biopic est souvent un piège, les biopics précédents du même personnage historique peuvent s’avérer un véritable champ de mines. Là où Depardieu personnifiait l’art du sculpteur, Lindon regarde ses œuvres en chien de faïence. Il arbore certes fièrement la barbe iconique de Rodin, mais c’est au sens littéral tant il parle dans sa barbe, rendant nombre de répliques inaudibles, au comble desquelles la surprenante “Il arrivera peut-être un moment où on ne me comprendra plus du tout”.
Doillon avait su comme personne, dans son étonnant Le Premier venu, filmer un paysage – en l’occurrence les marais de la baie de Somme – à la manière d’un ressort dramatique. Ici les sculptures du maître agissent en démons venant hanter le cinéaste sans qu’il sache quoi en faire. Mutique, empêchés, Claudel et Rodin se font face dans une scène à mi-parcours. Il déclame soudain “Je vais aller marcher un peu” et on souhaiterait pouvoir en dire autant du film.
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