Happy End : le ruban caché de Haneke
Présenté le 22 mai 2017 en sélection officielle (compétition). Durée : 1h47. Sortie le 18 octobre 2017.
On a beaucoup entendu dire, ces derniers jours à Cannes, que Happy End était un simple best-of de la filmographie de Michael Haneke, compilant des séquences de ses précédentes œuvres pour livrer un film creux et sans autonomie dramaturgique ou stylistique. Il est vrai que ce nouveau long-métrage du réalisateur bi-palmé de 75 ans fait régulièrement écho à des motifs bien identifiés de son cinéma : l’introduction qui montre durant plusieurs minutes un téléphone portable filmer de façon voyeuriste des scènes de la vie ordinaire évoque par exemple les angoissantes vidéos que recevait le couple de Caché ; la forme chorale, qui suit plusieurs membres d’une famille bourgeoise de Calais pour montrer combien chacun transporte son lot de névroses personnelles, peut rappeler Le Ruban Blanc et sa diffusion collective d’un mal qui atteint toutes les générations et fragilise les enfants. Le personnage de Jean-Louis Trintignant, grand-père veuf et suicidaire qui n’attend plus rien de l’existence, semble quant à lui tout droit sorti d’Amour et de sa description de la fin de vie. Sans compter que d’autres séquences renvoient ouvertement à La Pianiste ou Funny Games…
Malgré ces nombreuses résonances, Happy End arbore pourtant une structure narrative bien particulière qui consiste à avancer sans dévoiler de véritable sujet central ni de suspense scénaristique particulier; à travers un empilement de tranches de vie et de saynètes dont on ne perçoit parfois même pas les dialogues (voir la séquence où Jean-Louis Trintignant est filmé de l’autre côté d’une route où passent des voitures qui couvrent sa voix), Michael Haneke brouille les pistes interprétatives. Il est bien ici question de filiations maudites, de divorces et d’infidélités, de désirs de mort et d’éboulement d’un chantier dont est responsable l’entreprise familiale (dirigée par une Isabelle Huppert qui joue ici pour la quatrième fois chez le cinéaste autrichien), mais les protagonistes affrontent finalement peu d’enjeux émotionnels, tant leurs existences sont filmées comme une expérience de survie monocorde que seul un twist final pourrait venir réellement éclairer et vivifier.
Mais de véritable twist il n’y aura pas. Une vague révélation finale vient simplement nous préciser quel type de culpabilité sous-tendait en creux les agissements des personnages (« Tout autour le Monde et nous au milieu, aveugles. Instantané d’une famille bourgeoise européenne », se contentait de dire le synopsis officiel). Le film confirme là définitivement sa tendance tragi-comique, puisque ce moment solennel où un personnage vient annoncer le possible sujet central du film est écourté et interrompu par une action burlesque. Si cette conclusion aurait pourrait avoir comme but de relier entre eux les différents fils de l’intrigue, on en vient à se demander si la principale révélation n’est pas d’avouer in fine au spectateur qu’il vient en réalité d’assister à une comédie cachée, caricature assumée d’un collectif irresponsable et dérisoire tant il a cultivé le déni comme un art. Le titre Happy End prend alors son sens, puisque la tonalité parodique de l’ultime plan rend celui-ci autrement plus amusant que les habituelles images finales des films de Michael Haneke.
Amusant, l’état du monde dépeint avant cela par le cinéaste ne l’est cependant pas du tout. Et c’est bien là que réside toute l’originalité de Happy End, film qui instaure un décalage entre sa structure scénaristique parfois dilettante et la vélocité de certaines séquences qui gagnent du temps pour exprimer frontalement l’injustice de rapports sociaux brutaux. Si le film a paru n’être qu’un best-of, c’est bien parce qu’il cherche longtemps à rendre secrète sa véritable thèse et préfère se tourner vers l’idée conceptuelle suivante : puisqu’il est ici question d’un monde où l’on empêche certains de raconter leur histoire dans le détail et où de profondes inégalités structurelles continuent d’être tues (ou du moins pas écoutées comme elles le devraient), la narration épouse tout du long cette même notion d’empêchement et d’obstruction de la parole. Mais ce brûlot contemporain sur l’inconséquence de la bourgeoisie européenne peut donc trouver tout au bout du chemin équilibre et acuité du propos : à force d’enrober la violence sociale de vernis, la bourgeoisie européenne ne court-elle pas le risque de fournir un horizon infini de comédie bouffonne ?
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