Alien Covenant : l’ogre Ridley Scott
Sortie le 10 mai 2017. Durée : 2h02.
En amont de la sortie de Alien Covenant, une courte vidéo promotionnelle, The Crossing, fut diffusée pour faire le lien entre ce nouvel épisode et son prédécesseur, Prometheus. À la fin de ce dernier, l’héroïne Elizabeth Shaw (Noomi Rapace) et l’androïde David (Michael Fassbender) partaient à bord d’un vaisseau extraterrestre en direction d’une planète inconnue, où ils escomptaient rencontrer l’espèce (les « Ingénieurs ») ayant possiblement créé la vie humaine sur Terre. The Crossing (que l’on peut voir ici) résume le voyage d’Elizabeth et David, et s’interrompt à l’instant où la rencontre avec les Ingénieurs est sur le point d’avoir lieu – on les voit en arrière-plan, à la surface de leur planète sur laquelle le vaisseau est sur le point d’atterrir.
[Attention toute la suite du texte contient de nombreux spoilers]
La suite immédiate de The crossing nous est révélée à mi-parcours du récit d’Alien Covenant. La rencontre n’a pas eu lieu : elle a été remplacée par un génocide d’une horreur et d’une soudaineté absolues. David élimine la population entière des Ingénieurs, tout comme il a éliminé Elizabeth ; on n’entendra jamais les premiers s’exprimer, on ne verra jamais la seconde vivante dans Alien Covenant. Ridley Scott prend ainsi le contrepied extrême des attentes qu’il avait lui-même éveillées en nous via la promotion de son long-métrage. Il a piraté le système de publicité actuelle à outrance des blockbusters, de même que – on s’en rend compte à mesure que le film progresse – il a piraté la franchise Alien. Tous les concepts narratifs dont Hollywood raffole aujourd’hui, prequel, reboot, univers étendu, deviennent pour le cinéaste autant de chevaux de Troie grâce auxquels il refait siennes les œuvres qu’il a conçues, mais qui lui ont été retirées. En cela, Alien Covenant est le film-somme1 d’un ogre qui reprend ses enfants pour mieux les dévorer, tel un Cronos des temps modernes. Scott s’y réapproprie en effet non seulement Alien, mais également Blade Runner, chose que le cinéaste tient à rendre on ne peut plus explicite par plusieurs passerelles : un androïde, qui poignardé par un clou, a la réaction suivante « That’s the spirit ! » (exactement le même assaut et la même réplique que dans Blade Runner) ; une autre scène où est posée la question de ce à quoi peuvent bien rêver les androïdes – soit un raccord direct au titre du roman de Philip K. Dick ayant donné Blade Runner.
Le but de l’acte de piraterie mené par Scott n’est pas un sabordage, mais un abordage. Il détourne Alien, comme David pirate les missions de tous les êtres humains (ainsi que celles des Ingénieurs) dont il croise la route. La narration d’Alien Covenant étirée sur plusieurs âges permet de prendre la mesure de l’ampleur de cette entreprise. Le prologue, en tous points superbe (dans la constitution du décor, les cadrages, les déplacements des personnages, la mise en place de tous les thèmes à venir), revient en amont des événements de Prometheus, lors du réveil de David qui s’accompagne déjà d’une frustration vis-à-vis de son créateur humain et des objectifs qu’il lui assigne. Plus loin, le pont fait entre les événements de Prometheus et d’Alien Covenant prend la forme d’un putsch : David n’a que faire de ce que peuvent dire ou vouloir les Ingénieurs ou Elizabeth, il n’a d’intérêt que pour les ressources physiques qu’ils peuvent lui fournir – la planète des Ingénieurs et le corps d’Elizabeth vont servir de laboratoire à ses expériences. L’épilogue en deux parties apporte une conclusion cristalline au projet du film, qui se confond avec celui de David. La séquence de confrontation finale entre un xénomorphe et l’héroïne humaine (Daniels / Katherine Waterston), passage obligé de chaque épisode de la série Alien, a bien lieu, et se conclut comme de coutume par une victoire humaine. Mais cette fois le succès est en trompe-l’œil. Daniels a éliminé un xénomorphe, mais David va en recréer des centaines d’autres en profitant d’avoir le contrôle du vaisseau, lors du retour en hibernation de Daniels et de tous les autres humains à bord – autant de nouveaux cobayes inertes dont il va pouvoir disposer à sa guise, et contre leur gré, pour ses travaux.
La prise de distance entre Scott et son héroïne était déjà amorcée dans le combat de celle-ci contre l’alien, où le cinéaste alterne entre deux points de vue : une observation directe de la scène, et un regard indirect, aux côtés de David qui suit l’affrontement sur ses écrans de contrôle. Ces coupes sont en rupture avec la règle en vigueur dans les films d’action, poussant à l’identification entre le public et les héros via la correspondance de leurs points de vue. Mais elles sont en phase avec la corruption à l’œuvre d’un bout à l’autre d’Alien Covenant, film tout entier suivi du point de vue de l’androïde, jamais de l’humain. Ce principe est poussé à son paroxysme lorsque nous sommes témoins de la première naissance d’un xénomorphe, perçant à travers la cage thoracique de son hôte humain. Le moment est filmé comme un instant de beauté, de perfection – le « miracle de la vie » tel que le ressent David, père créateur de l’alien. Le même David que nous avons vu déclencher sans hésitation l’éradication de tout un peuple quelques minutes plus tôt, et dont on nous fait pourtant encore épouser le point de vue après cela.
Alien Covenant marque le ralliement de Ridley Scott à la coalition des androïdes et des xénomorphes, dont il compte soutenir le triomphe face aux humains qu’il avait clairement abandonnés avec Cartel – il y suivait, avec une distance glaciale le jeu de massacre entre un panel de protagoniste, ayant tous pour seule boussole la culpabilité. Dans Covenant, la franchise Alien devient l’hôte non-consentant et jetable de cette misanthropie, de la même manière que les humains sont les hôtes des xénomorphes. Le scénario fait preuve d’une cruauté incessante, jamais apaisée, envers les personnages humains. Dès notre arrivée à bord du vaisseau, le capitaine meurt brûlé vif dans sa capsule d’hibernation avant même qu’on ait pu l’entendre prononcer la moindre parole. Par la suite, chaque fois qu’un personnage est sauvé, au prix de grands efforts, cela ne lui octroie qu’un éphémère sursis avant une élimination soudaine dès la séquence suivante – quand cela n’a pas tout bonnement lieu hors champ, au cours d’une ellipse venant nier toute valeur à cette vie qui avait été préservée. Il est incroyable que Scott ait eu le final cut pour composer un film à ce point misanthrope, intraitable et malveillant envers les humains. La revanche par rapport aux mésaventures vécues sur Blade Runner, où l’on avait privé le réalisateur d’une conclusion où l’humain s’effaçait derrière l’androïde, est totale. Le cheminement suivi par Alien Covenant sert peut-être de prélude au possible film rêvé de Ridley Scott : un film qui ne comporterait que des aliens et des androïdes (joués par Michael Fassbender), soit un mash-up entre Alien et Blade Runner qui ne comporterait aucun humain.
1 La séquence du génocide voit d’ailleurs se rejoindre deux des passions du cinéaste : les exo-planètes (Alien, Seul sur Mars), et les civilisations méditerranéennes d’antan (Kingdom of Heaven, Exodus, Gladiator)