Ava : naissance d’une pieuvre
Il y a de tout dans Ava, premier long-métrage de Léa Mysius présenté à la semaine de la critique à Cannes. Le film de vacances sur fond de drame familial se mue d’abord en un film de super-héroïne. Mue parce qu’il s’agit de l’adolescence d’Ava, 13 ans, en pleine découverte de ses sens. Une maladie la rend peu à peu aveugle. Alors, pour anticiper le handicap à venir, Ava s’exerce un bandeau sur les yeux et kidnappe un chien pour qu’il lui serve de guide. Comme dans le Spiderman de Sam Raimi, la mutation du corps à l’adolescence permet de développer des super-capacités. Certes, dans le cas d’Ava, il n’y a pas de vrai super-pouvoir. Mais la jeune femme a une réelle bravoure à escalader les yeux bandés une bâtisse ou à passer un gué de nuit alors qu’elle ne voit strictement rien. Mieux, la bravoure de cet âge consiste à dire « merde » aux adultes. Et puis, comme tout bon super-héros, une forme fascisante et intolérante se fait jour : Ava ne supporte plus sa mère, elle tire à la fronde sur une gamine, elle menace les flics d’un fusil, bref, elle fait sa loi. Sacré tempérament et élégance guerrière qui rapproche presque Ava des danseuses aux poignards des films de Tsui Hark ou Zhang Yimou.
Mue toujours avec l’arrivée de Juan, gitan fuyant sa communauté. Le film emprunte alors des routes de traverse. D’abord sauvé par Ava, tel Batman sauve la veuve et l’orphelin, le jeune homme devient amant et promesse d’avenir pour elle. Le film quitte les rives de la chronique estivale sur fond de comédie familiale et entre dans une histoire d’amour à la Bonnie and Clyde aux accents d’aventures. Puis le film devient un film gitan et même, par instants, prend des accents de science-fiction (les cavaliers noirs, les plans sur les blocs de bétons de la plage) ou de comédie musicale (scène géniale sur le Sabali d’Amadou et Mariam).
Songe d’une nuit d’été
Au milieu de tous ces mélanges qui, de l’extérieur, peuvent paraître un sacré foutoir, émerge une figure qui donne cohérence et force au long-métrage. Noée Abita, dans le rôle-titre, éclate de sa fougue. On assiste à la naissance d’une pieuvre, au sens où son intelligence de jeu, multiple, semble nichée dans plusieurs cerveaux, à l’instar de ceux présents dans chaque tentacule du céphalopode. Il faut un réel talent pour jouer à la fois la candide ado un peu cinglante avec sa mère couguar puis devenir une sauvageonne couverte d’argile, à braquer les touristes pour le fun. Mieux, autant boudeuse que joueuse, sa palette de jeu passe par des expressions de visages comme on aimerait en voir plus souvent. Et puis, il y a cette voix, aussi tellurique qu’aérienne, c’est indescriptible. Bref, quelle découverte, digne d’Elodie Bouchez chez Techiné ou Lola Créton chez Mia Hansen-Love !
Mais une telle énergie ne serait rien si elle ne racontait pas la violence de l’âge adolescent. C’est là que Léa Mysius montre l’étendu de son talent. Co-écrite avec le chef-opérateur, l’histoire plonge réellement dans les songes de nuits d’été, là où les corps alanguis se heurtent aux débordements de l’inconscient. Ce sont des rêves quasi-lynchiens, des parenthèses enchantées ou des plans incroyables à la géométrie parfaite, tous au service d’une œuvre sensitive qui fait ressentir la chaleur du solstice. Le contrechamp est rarement basique. Il dévoile ou cache un élément de décor, ou un personnage. Il fallait aussi une photo qui ressemble à l’héroïne, c’est-à-dire à la fois rayonnante et angoissante. Quant à la nuit, elle s’illustre comme une plongée moite dans les recoins du désir. Et là où Ava devient magnifique, c’est que dix fois, il pourrait retomber sur les pattes de la morale, dix fois les deux fugitifs devraient se faire arrêter ; mais non, Léa Mysius a décidé d’offrir à cette échappée amoureuse sa chance d’être vécue. Elle y croit, comme un ado croit au premier amour. Et c’est merveilleux de ressentir ça, sans cynisme ni condition. Juste s’aimer. Ava, la plus belle chose qui est arrivé au cinéma en ce premier semestre 2017.
- Personal affairs (Omor shakhsiya) : ballets absurdes par Thomas Messias
- 3000 nuits : le sac plastique et les barreaux par Thomas Messias
- Ouvrir la voix : les combattantes par Thomas Messias
- The Fits : naissance des spasmes par Thomas Messias
- Vivere : mains, chansons, paysages par Thomas Messias
- Lorraine ne sait pas chanter : trouver sa voix par Thomas Messias
- Le Concours : l'école où les rêves se font par Thomas Messias
- American Honey : l’équilibre instable et constant des contraires par Erwan Desbois
- L'Histoire d'une mère : blottis jusqu'à l'étouffement par Thomas Messias
- L'Indomptée : les fantômes de Lucienne Heuvelmans par Thomas Messias
- La Politique sexuelle de la viande : femmes et animaux invisibles par Thomas Messias
- Certaines femmes : murs invisibles par Thomas Messias
- Mate-me por favor : lemmings dans la brume par Thomas Messias
- Junior : la turbulence des fluides par Thomas Messias
- Islam pour mémoire : les deux sens du mot partage par Thomas Messias
- Grave : nous sommes ce que nous sommes par Thomas Messias
- Fantastic birthday : Greta et les minimonstres par Thomas Messias
- Heis (chroniques) : sortir du ventre de nos mères par Thomas Messias
- Je danserai si je veux : la politesse du désespoir par Thomas Messias
- Aurore : il n'y a pas de pente descendante par Thomas Messias
- La Morsure des Dieux : la douleur est dans le pré par Thomas Messias
- À mon âge je me cache encore pour fumer : zone non-mixte par Thomas Messias
- Dora ou les névroses sexuelles de nos parents : son corps, son choix par Thomas Messias
- Ava : naissance d'une pieuvre par Alexandre Mathis
- De sas en sas : enfermées dehors par Thomas Messias
- Avant la fin de l'été : la France, tu l'aimes ou tu la quittes ? par Thomas Messias