On aurait pu imaginer que le dixième ouvrage de Chuck Palahniuk serait celui de la maturité, qu’il était temps pour l’auteur culte de « Fight Club » d’offrir un texte qui le concrétiserait comme un incontournable, qui lui apporterait enfin la reconnaissance et le respect de ses pairs. Que nenni, « Peste » a tout du premier roman : fougue, difficultés à se focaliser, insertions multiples de réflexions sociales, vulgarité, goût pour la provocation… une sorte de mix entre la violence de « Crash » de David Cronenberg, la noirceur des nouvelles d’anticipation de HP Lovecraft, et l’univers propre, gorgé de freaks issus de l’Amérique profonde, de l’auteur.
« Peste » est donc un roman, originellement intitulé « Rant – An oral biography of Buster Casey » qui traite d’une épidémie de rage lancée par un yankee aux pratiques suspectes dans une Amérique où la population a été scindé en deux, non pas selon des limites géographiques mais selon des zones temporelles (les diurnes vs les nocturnes). La première réaction serait de s’interroger sur le comment du pourquoi d’une telle traduction du titre, mais la traduction a ses codes que seule une poignée d’initiés peut décrypter.
Comme l’indique le titre américain, l’histoire de « Peste » se dévoile autour d’interviews et d’interventions de plusieurs protagonistes ayant connu de près ou de loin Rant Casey. De part sa construction narrative, « Peste » est donc palpitant en soi. Plein de faux semblants, d’informations lâchées au compte-goutte, empli des rumeurs répandues par l’inconscient collectif, Chuck Palahniuk n’y impose aucune vérité sur son personnage. Il fait juste de « Peste » un puissant melting-pot mélangeant ses idées du moment avec ses combats du passé, le tout dans un roman de science-fiction.
Pour apprécier à sa juste valeur les romans de Chuck Palahniuk, il faut avoir lu « Le festival de la couille et autres histoires vraies », texte passionnant où l’auteur explicite combien la majorité des folies de ses livres ne viennent pas de son imagination mais de ses expériences et de ses rencontres. Ainsi on réalise que derrière chaque idée tordue de « Peste » se cache une anecdote, un fait divers ou encore un obscur ouvrage scientifique. Les thématiques sont multiples et chaque chapitre est capable de lancer le lecteur sur une nouvelle piste : Le « Crashing » est une autre manifestation des combats de « Fight Club », les participants y recherchant les mêmes effets ; l’explicitation de la manière dont les croyances imposées aux enfants contre récompense (le Père Noël, le Lapin de Pacques, la Petite Souris…) débouche sur la manière dont se développe la confiance dans l’économie ; les transcriptions neuronales sont une métaphore des plus justes de la culture du divertissement ; les réflexions sur le système de circulation automobile en disent long sur le fonctionnement de la société… Enfin « Peste » aborde la notion d’espace liminal et des voyages dans le temps d’une manière violente et inédite. Oui, nous passerons sûrement pour des êtres sous-développés lorsque la jeunesse du futur étudiera en cours la géographie du temps.
Aussi engagé que « Fight Club » dans sa critique de l’Amérique, aussi sale que « Monstres Invisibles » dans ses descriptions scato-sexuelles, aussi déjanté que « Survivant » dans son approche des personnages et de leur transformation en mythe, aussi mystique que « Berceuse » dans son approche fantastique, « Peste » est clairement typique du style de Chuck Palahniuk. « Peste » n’aurait pu être, malgré son esprit de rébellion intact, qu’une blague de sale gosse de plus, mais au final, il s’agit d’un pur roman de SF qui laisse peut être un goût d’inachevé, mais qui recèle d’idées à méditer.
Note : 8/10