Possessions de Damien Aubel : percevoir les signes
Éditions Inculte - 128 pages
Premier roman de Damien Aubel, journaliste cinéma et littérature dans le magazine Transfuge, Possessions se divise en deux parties : la première donne à lire le journal d’un déséquilibré – appelons-le ici le narrateur – dont les élucubrations trimballent le lecteur entre réalité et folie, sans jamais clarifier les barrières ; tandis que la seconde consiste en l’enquête d’un journaliste sur la véracité des faits comptés dans le manuscrit précédemment exposé. Néanmoins, il ne s’agit pas ici d’un jeu de piste, où lecteurs et personnages s’entraideraient pour démêler le vrai du faux. Possessions n’est ni un polar ni un livre à énigmes. C’est un livre sur l’humanité, dans ce qu’elle peut avoir de plus répugnant, mais aussi de plus féérique.
Le narrateur est persuadé d’être devenu un dieu. Son texte retrace le chemin de croix qu’il a emprunté pour en arriver là. Avant de s’élever au-dessus des hommes, il a subi la violence et l’humiliation de P.F, universitaire émérite qui l’embarquera dans une secte morbide, ainsi que l’ennui tétanisant de la ville de M*** où il entretiendra une relation, successivement mystique et banale, avec L***, la fille du directeur de l’université. Par ces deux événements, il perdra successivement son corps et son âme, lui permettant de devenir alors autre chose. Car, dans Possessions, Dieu ne crée pas les hommes. Ce sont des hommes qui deviennent des dieux. Mais il faut pour cela expérimenter la dégueulasserie humaine. L’assujettissement à un monstre est ici le même que l’assujettissement à une ville, une routine, une femme. Il n’y rien à sauver. Aucun espoir auquel se raccrocher. Comme le dit le narrateur, l’enfant qui pourrait sauver l’homme n’est que le signe d’un opprobre à venir et d’un futur parricide inévitable. C’est là le prix à payer pour devenir un dieu.
Le roman se transforme en un laboratoire où l’on dissèque la puanteur humaine. Le narrateur déborde d’aigreurs, de ressentis et de misogynie. Le commun des mortels ne sert plus qu’à illustrer combien il s’est élevé au-dessus des autres. Pour ce fou, cela ne sert à rien de donner des patronymes complets aux gens, car « ils sont à l’image des lettres de l’alphabet, anonymes, combinables à l’envi ». Tout chez eux est susceptible d’être condamné : beau ou moche, intellectuel ou hippie, chaque attribut doit permettre de régler ses comptes avec l’humanité. Mais via un cynisme qui n’est jamais trop fier de lui, Possessions illustre systématiquement la réversibilité du mépris, toute parole prononcée se trouvant contredite ultérieurement. Chaque moquerie du livre porte en elle un sens et la parodie de ce sens. Lorsque le narrateur découvre le livre qui lui permettra de remonter la pente, ce n’est pas Les frères Karamazov ou un vieux texte oublié, c’est un livre de développement personnel bradé à 1,50€. Damien Aubel se moque de l’incapacité de la vraie littérature à changer des vies, mais aussi de la bêtise de ceux qui oublient que chacun peut trouver le salut dans un texte, quel que soit sa présupposée noblesse. Sauf que dans le même mouvement, il souligne combien son narrateur est paumé au point de prendre chaque hasard pour un signe s’inscrivant dans le puzzle de sa destinée. Le roman soutient et condamne toujours dans le même temps.
Chaque juge s’avère plus pathétique que le précédent. Aucun personnage ne possède la vraie parole. Dans Possessions, il y a des prophètes, de faux prophètes et des dieux*, mais chacun peut passer d’une position à l’autre en fonction de l’angle selon lequel on l’observe. L’exemple de P.F est caractéristique. Quand P.F se prend pour un dieu, le narrateur précise qu’« ils n’avaient rien de divin ces événements » ; alors que lui-même n’a pas idée d’où se cache le divin. Quand P.F joue au prophète avec ses apôtres, précisant que la croyance prévaut sur la connaissance, il sera moqué, alors même que tout le livre porte sur les symboles. Le narrateur dira d’ailleurs plus tard que pour percer la réalité, il faut inverser les lettres. P.F deviendrait alors F.P, le Faux Prophète.
Possessions est ainsi un livre où l’on guette les signes. Où chaque ineptie proférée peut cacher une vérité. Au travers du livre, Damien Aubel ne cesse de démontrer la nécessité des croyances qui sont à la fois fausses – tout n’étant que simulacre – et vraies – puisque sincères et utiles à l’homme ; le tout dans ce qui pourrait être aussi une métaphore de la littérature et des œuvres simultanément magiques et vides de sens. Le rapport au signifiant et au signifié est le point commun de tous les personnages : le vase, l’œuf, les lettres ; autant d’objets qui guident le récit. Même la vie du journaliste, qui incarne la rationalité, contient des traces de mythologie. Il a ses monologues secrets, et offre des gravures retraçant des scènes mythiques à sa maîtresse. Le monde fou du narrateur, de P.F et de L*** s’immiscera dans sa vie, au point de voir ses phrases d’abord simples être contaminées par le style envolé de Damien Aubel ; un style puissant et classique, qui sait rester drôle et moderne.
Possessions est un portrait de nos sociétés actuelles où tout se vaut, où les chansons de Beyoncé sont traitées avec la même déférence ou le même mépris que les textes religieux ou les plus grands romans, où tout, absolument tout, peut être escroquerie. Damien Aubel, lui, semble regarder tout cela de loin, comme si le monde était devenu un débat sur Facebook, plein d’injonctions contradictoires, où toute forme d’intelligence serait immédiatement ensevelie, faussée ou détournée. On l’imagine vivre en retrait de la vie, Observant ses congénères dans un mélange d’incompréhension et de bienveillance, contemplant les signes qui mènent aussi bien au merveilleux qu’au mal absolu.
Tout cela fait de Possessions un roman à la fois imposant et discret, mystérieux et lettré, tragique et drôle, qui a pour seul défaut de privilégier parfois la vivacité d’écriture à l’histoire – on aurait ainsi aimé voir l’enquête du journaliste se prolonger, notamment au travers d’entretiens avec les autres disciples de P.F.
*Il en va de même avec les artistes, successivement détendeur de la connaissance absolue (les street artists qui voient le monde caché) et escrocs méprisables (comme lors du festival des « Jours musicaux du Fleuve »).
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