De sas en sas : enfermées dehors
Sorti en salles le 22 février 2017. Disponible en DVD et VOD. Durée : 1h22.
Sur le papier, ça ressemblerait presque au scénario d’un jeu vidéo ou d’un film de genre : à la prison de Fleury-Mérogis, des femmes (et un tout petit peu d’hommes) évoluent de sas en sas, de portique en portique, afin d’aller enfin rejoindre l’homme auquel elles doivent rendre visite. Avec la chaleur de l’été, la tension qui monte et l’eau qui vient à manquer, les niveaux semblent de plus en plus difficiles. Plus le temps passe et plus les héroïnes de De sas en sas semblent être elles-mêmes des prisonnières, à plus d’un titre. Pour son premier film, Rachida Brakni soigne son cadre et restitue idéalement l’impression d’enfermement physique qui rend l’attente insupportable. Ces pièces sales, parfois exiguës, favorisent le rapprochement avec les autres visiteuses, qu’il soit souhaité ou non. En résulte une impression de suffocation qui prend littéralement à la gorge.
L’enfermement est aussi mental. En sacrifiant des demi-journées, voire des journées entières, pour rendre visite à un fils ou un frère, c’est une partie de leur existence que ces femmes mettent entre parenthèses. Par amour ou par simple obligation morale, elles sont de toute façon contraintes de poursuivre les visites, de ne pas laisser tomber ceux qui se trouvent de l’autre côté du mur d’enceinte. Alors elles prennent sur elles. « Une femme, ça ne se plaint pas, ça se tait », affirme l’une des protagonistes. Et c’est effectivement ce qui semble se produire au quotidien : des femmes dévouées s’oublient, au moins pour un temps, afin de se consacrer à ceux qui n’ont rien fait pour elles.
Mais cette succession de salles favorise les discussions, qu’elles soient bienveillantes ou tendues. Toutes ont le cœur lourd et l’envie d’être ailleurs. En dehors de la prison, personne ne peut réellement comprendre ce qu’elles vivent. Ces sas finissent par devenir les locaux vétustes d’une association non officielle dans laquelle des visiteuses de prison auraient la possibilité d’échanger. Elles préféreraient sans doute le faire ailleurs. À vrai dire, elles préféreraient même ne pas avoir à le faire du tout. Mais la vie leur a mis des bâtons dans les roues, et elles s’en accommodent avec une dignité d’autant plus remarquable que Brakni la filme avec délicatesse. Le but n’est pas de distribuer des médailles à tout va, mais d’accompagner ces femmes imparfaites mais tellement gorgées de souffrance.
De sas en sas rappelle À mon âge je me cache encore pour fumer, qui se déroulait tout entier dans un hammam d’Alger. Là aussi, des femmes qui n’avaient parfois rien en commun finissaient par passer un morceau de journée ensemble. Là aussi, un lieu improbable servait de forteresse à celles qui, en dehors, n’ont pas la possibilité ou le droit de déballer ce qu’elles ont sur le coeur. Là aussi, des hommes gravitaient tout autour, au mieux indifférents, au pire barbares. Ici, il s’agit notamment des gardiens, qui se chargent de faire appliquer la loi à la lettre et ne se privent pas de montrer leur autorité. Les plus tendres sont sans cesse au bord de flancher. Ils aimeraient sans doute aider, tendre la main, montrer qu’ils ne sont pas si méchants. Ils sont un peu perdus et au final assez inutiles, pour ne pas dire dangereux.
Sur ce point, le film de Rachida Brakni rappelle également Orange is the new black. Les rapports avec les matons ne sont pas si différents de ceux qu’entretiennent les personnages de la série de Jenji Kohan, ce qui renforce le sentiment de voir évoluer des prisonnières, alors que ces femmes sont censées être libres. L’écriture subtile empêche De sas en sas de sombrer dans la métaphore pompière : le film reste toujours à bonne distance de son sujet et de ses personnages. Et si l’implosion n’est jamais loin, Brakni ne tombe jamais dans la démonstration ou dans la surenchère de dramatisation. Cinéaste déterminée mais discrète, elle s’efface joliment derrière un sujet fort, poussé jusqu’à son dénouement avec justesse et sans redondance. Détermination et discrétion : c’est exactement le portrait que l’on pourrait faire de Nora, l’« héroïne » du film, incarnée avec grâce par une Zita Hanrot qui confirmait, après Fatima et avant K.O., son statut de futur grande. Allez, de déjà grande.
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