Faiminisme de Nora Bouazzouni : les lunettes du féminisme
On raconte souvent que dès que l’on a chaussé les lunettes métaphoriques du féminisme, le patriarcat nous saute au visage et il est impossible de revenir en arrière. C’est le choix de la pilule de Morpheus dans Matrix : voir ou ne pas voir, se confronter ou baisser le regard. Il y a quelques années, sur un terreau déjà largement propice à ces idées, j’ai fait le choix du féminisme. Cela signifie que maintenant je vois. Mais ce n’est que le début du chemin. Après il reste à se connaître (le fameux « check des privilèges »), apprendre et puis déconstruire. Et reconstruire enfin, en acceptant d’être parfois à contre-courant et d’essuyer les critiques, pour permettre modestement à la cause d’avancer et donner à d’autres l’envie de réfléchir ou de se battre à vos côtés.
Tout est un combat féministe. Il n’y a pas de petites batailles (attaque largement entendue sur les réseaux sociaux « vous feriez mieux de vous occuper des vrais combats » sans jamais définir la notion de légitimité ou non des combats). Enfin, aujourd’hui, le temps passé à s’occuper des enfants et les heures de ménage sont au cœur du débat, tout comme l’incalculable et donc impalpable charge mentale. Avec le livre de Nora Bouazzouni, Faiminisme, c’est sur la table et dans l’assiette que se pose le regard féministe. De l’aube de l’humanité, aux sources du patriarcat, jusqu’à nos jours. Avec sa plume incisive, l’auteure aborde tous les aspects du sexisme alimentaire. Elle a le regard laser de celle qui est à la fois passionnée et engagée.
Cent pages, non pas pour convaincre, mais pour exposer des faits, scientifiques et chiffrés, du pourcentage d’agricultrices au nombre de femmes cheffes présentes dans les médias et les classements. Nora Bouazzouni débroussaille aussi des notions simples pour aborder le féminisme contemporain qu’elle représente : les origines du patriarcat, l’éco-féminisme, le rapport entre carnisme et sexisme (également traité dans La Politique sexuelle de la viande, essai de référence cité dans le livre). C’est un concentré d’idées qui va du producteur au consommateur, du chasseur de la préhistoire à la ménagère avec son caddie. C’est aussi et surtout la preuve que les questions sont là, partout, et que les réponses y sont également. Pour qui veut les voir.
Supermarché ou marché, bio ou pas, végétarien ou carné, régime ou santé : chaque choix est politique, et refuser d’en prendre conscience ou simplement de se questionner relève de l’irresponsabilité. Puisque le monde tel qu’il est aujourd’hui nous emmène dans la mauvaise direction, avec ses injonctions contradictoires, son bio de masse qui n’enrichit que les revendeurs, ses régimes absurdes, ses millions de femmes au fourneau, mais ses hommes dans la lumière, c’est à chacun de s’instruire et de réfléchir, de se poser les bonnes questions à chaque instant et d’assumer ses choix.
C’est peut-être le principal argument des détracteurs du féminisme : celui de l’effort. Car il faut faire un effort pour voir la souffrance paysanne, voir la souffrance animale, voir la souffrance des femmes. C’est l’effort de la responsabilité avec laquelle on ne peut plus transiger, ou plus avec le même plaisir de l’insouciance. Une fois acceptées ces nouvelles règles, le monde n’a plus la même couleur, la bouchée de steak plus le même goût, la tomate en hiver plus la même saveur. Même Top Chef et ses commentaires à base de « cuisine féminine » agressent l’oreille. On ne peut plus bouffer, ni regarder la télé, ni faire ses courses tranquille, ma bonne dame.
Sur ce combat de l’alimentation, Nora Bouazzouni porte un regard d’espoir : « la guerre n’est pas terminée ». C’est avec des conseils simples, pleins de bon sens et de justesse qu’elle laisse ses lectrices : soyons bienveillantes et solidaires, conscientes de nos privilèges, actives et déterminées. N’oublions surtout pas qu’il n’y a pas de petit geste, pas de petit effort, pas de petite cause à défendre. Chaque geste compte. Chaque choix est important. Il est moins question ici d’être irréprochable que de prendre conscience. Les lunettes du féminisme sont dans ces pages. On peut n’y voir qu’une somme d’informations pertinentes teintées d’évidences. On peut aussi y voir un encouragement à changer ce monde en appelant à faire bouger les lignes, voire en les faisant bouger soi-même. Et en ça, Faiminisme de Nora Bouazzouni est une publication précieuse et nécessaire, à lire et faire lire autour de soi.
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