Black Village de Lutz Bassmann : symétrie de l’étrange
C’est une gageure de décrire le choc provoqué par la lecture d’Avec les moines-soldats en 2008. Comme c’en est une de poser à son auteur des questions sur son passé. Ses yeux deviennent terribles autant que sa réponse est évasive. Il a jadis employé pour décrire le post-exostime, son courant littéraire inventé ex-nihilo, l’expression “littérature étrangère en français”. Cela semble avant tout une façon d’exprimer le caractère inclassable d’un genre d’abord abrité par la science-fiction, puis en rupture de ban car répondant à ses propres lois qui régissent la nuit et le jour, l’humain et l’animal, la vie et la mort, le rêve et l’éveil, le passage du temps et la cosmogonie des matières. Un univers à part entière, traité par le mépris dans des émissions institutionnelles comme “Le Masque et la Plume”, alors même que Des anges mineurs a reçu le Prix du Livre Inter en 2000 — allez comprendre.
Des anges mineurs était fragmenté en 49 parties, un nombre loin d’être anodin puisqu’il est la multiplication de 7 par lui-même ; symbole tout à la fois de la croyance en une littérature de type chamanique et en un ésotérisme du verbe. Il était signé Antoine Volodine, nom d’emprunt (il préfère le terme de porte-parole) à qui l’on doit la plupart de ses publications dites post-exotiques. Mais pas le seul : ici c’est l’hétéronyme Lutz Bassmann qui écrit 35 “narrats” (dans la littérature étrangère en français, les noms des genres littéraires sont des néologismes), au préalable il y eut aussi Manuela Draeger, Elli Kronauer ou encore Maria Soudaïeva – maternité contestée par l’auteur en personne, qui affirme n’être que son traducteur du russe.
Différents noms, différents genres – narrats, donc, mais aussi romånces, shaggås et autres entrevoûtes – et différents éditeurs aussi : Denoël, Minuit, Gallimard, Le Seuil, L’Olivier et ici Verdier. Avec les mots de Lutz Bassmann, vous ne savez plus si la vision de votre propre mort en songe est vraie, ni si l’écriture de narrat vous a un jour chatouillé ou bien si c’était votre camarade de chambrée. Car l’humour aussi est là. Noir, dérisoire, vain et rêche, mais il est bien là.
Un humour du bout de la route, qui évoque bientôt l’atmosphère de la série Twin Peaks dont certains passages évoquent à s’y méprendre le plateau tournage abandonné : “Black Village est une bourgade qui s’étend probablement un peu au-delà de sa rue principale, mais qui (…) ressemblait avant tout à une enfilade de maisons, battue par une pluie de plus en plus violente, avec en leur centre une station-service délabrée, sans lumière, et, pour clore l’enfilade, un motel qui était l’unique endroit où il paraissait possible de trouver refuge jusqu’à l’aube.”
Parmi les 35 narrats aux échos symétriques qui composent ce Black Village, les 31 centraux sont autant de démarrages de nouvelles laissés inachevées, coupées en plein milieu d’une phrase. Si les trois protagonistes principaux se relaient pour établir ces récits sans fin dans le but de calculer le temps qui passe, l’auteur semble lui lutter contre l’idée que la littérature puisse jamais être définie. Il s’agit moins de textes à trous, de fiction en kit, que d’une main suspendue au-dessus d’un monde dont elle se désintéresse soudain avec violence. Bassmann fait figure de démiurge inversé. Vous vous attachez à l’histoire d’un homme : c’est un oiseau anthropomorphe de la pire espèce. Vous craignez pour la vie d’une femme : elle est morte et s’ennuie.
Ainsi, les amorces d’histoires et leurs héros éponymes sont souvent sur la brèche. D’une occulte commission d’aptitude à un règlement de comptes au comble du sordide, d’un braquage sanglant défiant les lois de la pesanteur à une apparition surnaturelle au seuil de l’orage ou au ratage d’un assassinat familial, tout pousse autant à relativiser sur l’inachèvement des récits qu’à regretter dans leur membre amputé la possibilité perdue d’une caresse de consolation. Ce fil du rasoir est la condition d’un polar du monde d’après, d’un thriller aussi improbable qu’une base militaire yankee sur zone soviétique minée du sol au plafond.
Au sortir d’une aussi roborative séance post-exotique, l’un des principaux symptômes de l’obsession induite est le fait de voir tout “à la Bassmann”. Le vol d’un corbeau, le passage d’une rame de métro vide, l’écriteau d’un vagabond : chaque détail n’en est plus un. Le lecteur porte en lui les germes d’un mal qui le dépasse, les stigmates noirs des exilés. Sa contamination est un signe de plus que les ailes mazoutées du destin parviennent à s’ouvrir par-delà la nuit de poix, dans le matin blafard des acteurs sans public et des textes oubliés.
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