Monarques de Philippe Rahmy : de verre émacié
“Rien n’est grave sauf la mort” : tel était le crédo du rabbin Isaac Benssoussan. Mais la mort n’est que la vie ralentie, ajoute Philippe Rahmy. Atteint d’une maladie congénitale incurable, il n’a pas le squelette assez solide pour vivre normalement. L’inverse du Béton armé, pour reprendre le titre ironique d’un de ses précédents ouvrages. Régulièrement empêché par des fractures des membres ou du bassin, voire complètement immobilisé, il se plonge dans les livres et dans la connaissance des religions : l’islam humaniste de son père Adly, d’ascendance égyptienne, et le protestantisme luthérien de sa mère Roswitha, tous deux installés en Suisse. Il désamorce d’emblée toute velléité de drame, comme au détour du cortège enterrant son ami d’enfance, fauché par un camion : “Couvertes de cicatrices, comme les miennes, [ses jambes] nous avaient rapprochés au premier coup d’œil, Pat et Patachon, un gamin aux os de verre et un pied-bot”.
Si le roman de Rahmy se déploie un sujet voisin de celui que vient également de faire paraître François-Henri Désérable (Un certain M. Pikielny, Gallimard), cela se fait sans les clins d’œil appuyés, les parenthèses se voulant complices ou l’emploi du passé simple pour s’écouter parler boutique. Là où le trentenaire de la Collection Blanche brandit un dispositif littéraire dans le but d’évoquer l’horreur des charniers et des camps, le quinquagénaire des éditions de La Table Ronde étale sur une tablette d’avion de ligne sa documentation au sujet d’Herschel Grynszpan, étudiant juif auteur à Paris de l’assassinat d’un diplomate allemand, crime à la fois passionnel et politique ayant servi de prétexte à la funeste nuit de Cristal. Mais, curieusement, il n’en formule pas du tout un exposé didactique.
Ce qui ressort de la quête entamée par Rahmy est bien plutôt une tentative de ressentir l’Histoire dans la géographie d’Israël aujourd’hui. Même si on sent qu’il penche davantage pour le bord progessiste d’un Etgar Keret ou d’un Ari Folman, son approche dépolitise le Proche-Orient à mesure qu’elle le poétise. On se laisse porter par le regard acéré du diariste pour qui la découverte des contrées lointaines et du passé enfoui est avant tout une aventure du corps : une époustouflante plongée en apnée dans ce que Shanghai révèle du monde moderne hier, un rituel implacable dans le tréfonds de l’âme au long des rues de Tel-Aviv aujourd’hui. “Le plus lointain des voyages est une prière pour les morts.”
L’écriture de Monarques alterne des phases d’observation en apparence clinique – en réalité des blocs de prose pure – et une introspection mêlant souvenirs sans fards et lucidité sur la condition d’écrivain en situation de handicap. Il n’y a pas réellement de hiérarchie entre les drames de l’Histoire, collective ou familiale, et ceux du quotidien pour un être aussi affligé que Rahmy. Et cette absence de distinction est beaucoup plus une éthique qu’un système de pensée : pour lui le bonheur est une simple donnée, l’écriture un onguent et le monde une hypothèse parmi d’autres. Sa malédiction est à la fois une aubaine littéraire et la condamnation à ne jamais pouvoir vraiment changer de sujet ; car, quoi qu’il écrive, on retient surtout l’incomparable sensibilité de sa plume. On dit de certaines voix qu’elles nous charmeraient même si elles lisaient l’annuaire : la voix de Philippe Rahmy répond au même critère et Monarques est souvent le plus beau des annuaires.
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