Entretien avec Léonor Serraille autour de Jeune Femme, son premier long métrage
Sortie en salle le 1er novembre 2017
Le film appartient quasiment à un genre cinématographique en soi – le trentenaire, en rupture, dans une grande ville – aviez-vous des films références, et, a contrario, des choses que vous souhaitiez éviter ?
J’avais des films en référence oui, mais pas avec des trentenaires forcément. Je visualisais davantage des personnages qui éprouvent de la solitude, comme dans Sue perdue dans Manhattan d’Amos Kollek, et Naked de Mike Leigh. Pas vraiment ceux de Frances Ha de Noah Baumbach, même si quelque part, je ne pouvais pas ne pas y penser – quand je réalisais uniquement, pas pendant l’écriture parce que j’avais déjà écrit une première version du scénario au moment où je l’ai découvert. Je ne voulais pas que le personnage fasse marrer, comme Frances Ha, j’avais envie qu’on rigole avec elle, mais pas d’elle. Je ne souhaitais pas que Paula (la personnage principale, ndlr) soit trop consciente d’elle. En tout cas pour le jeu, Frances Ha a été une sorte de repère. Mais c’est vraiment Sue perdue dans Manhattan qui reste l’influence principale, parce que j’avais l’impression qu’il s’agissait d’un film sur la solitude qui finissait trop mal, j’avais besoin d’écrire un portrait qui lui réponde. Qui la venge presque. Il fallait absolument que Paula s’en sorte, qu’elle réussisse. Je trouvais Sue très beau, mais trop dur. C’était aussi un film auquel nous nous sommes référés pour l’image avec ma chef op – un côté brut, tourné rapidement, sans beaucoup d’argent. Sinon, tous les films avec Patrick Dewaere – c’était ma référence à l’écriture. Je voyais mon personnage comme un Patrick Dewaere au féminin. Quand j’ai rencontré Laetitia Dosh, j’ai eu un choc – comme s’il s’agissait de sa fille ! Un double féminin.
Votre personnage principal n’est pas une victime.
Oui, je ne souhaitais pas que le film soit misérabiliste, pathos. Il y avait de la matière pour faire une comédie romantique, notamment à travers les rencontres qu’elle fait. Que tout se passe de façon un peu plus romantique aurait pu être possible. J’avais peur qu’on sente trop une colère que je peux avoir par rapport à certains sujets : le coût de la vie, les jeunes, le travail. Que cela soit trop visible. Je souhaitais qu’il y ait plein de thématiques en filigrane, mais que cela soit discret. Je voulais qu’elle soit le noyau. Je me posais la question du genre, mais je ne savais pas, je me disais que c’était un portrait. Fallait jamais que je puisse caser le film – ni totalement tragique ni complètement comique.
Le film déjoue effectivement les attentes relatives à ce genre ; le début du film laisse pourtant présager une narration convenue – rupture, cri, débit rapide etc.
Oui. En même temps, j’ai toujours l’impression que cet état de rupture est un sujet dont on se moque au cinéma. Je trouvais que c’était un bon point de départ pour l’ouverture parce qu’il faut tout construire ensuite. Et cela me permettait de m’amuser avec les clichés et les attentes qu’on peut avoir sur les femmes par exemple – péter un plomb, casser une porte, qu’est-ce que ça veut dire ? Est-on forcément à ranger parmi les hystériques ? En démarrant ainsi, cela déployait des attentes et permettait au spectateur d’avancer et de se faire lui-même son jugement à travers les jugements des autres personnages sur Paula dans le film. Qu’il se fasse son propre jugement. J’aime bien être une spectatrice active quand je regarde un film. Je souhaitais que notre appréhension du personnage ne soit pas linéaire : on montre quelqu’un au début aux urgences, elle nous agresse un peu, mais que peut-il se passer malgré tout, comment le chemin peut-il s’avérer intéressant ? J’aime l’idée que l’histoire soit très simple : une rupture, une solitude et qu’est ce qu’on peut faire avec ça ? C’était un challenge d’écriture ; que faire avec pas grand-chose ? L’écriture ressemblait un peu au chemin de Paula, au jour le jour : ne jamais s’installer dans une tonalité.
Dès les premières séquences la frontalité et les changements de tons que vous évoquez sont marquants (séquence 1 : de dos, elle tape contre une porte et crie, séquence 2 : face caméra, elle évoque sa situation dans un débit très rapide) !
Il fallait rentrer dans le lard du sujet ! Ce début vient aussi peut-être de la littérature : j’ai besoin, quand je rentre dans un livre ou un film, d’être prise par la main dès le début sinon je m’ennuie et je décroche. J’ai besoin d’être très rapidement happée. J’ai peut-être écrit comme ça pour cette raison, suivre mes attentes de lectrice. De plus, je pense que pour pouvoir passer autant de temps avec quelqu’un, on a besoin d’être appelé par elle. Et ce regard au début est un appel pour moi. Elle nous cherche, nous appelle et va nous montrer qu’elle n’a besoin de personne d’autre qu’elle-même finalement. Ce truc un peu scolaire qu’on apprend au collège, le pacte avec le lecteur, c’était mon pacte avec le spectateur : « Suis peut-être pas belle à voir, pas sous mon meilleur jour, mais ce qu’il va se passer est vrai ! Regardez-moi, on y va ». Je n’avais pas pensé à ouvrir cette séquence avec ce plan, mais au montage, ça s’est trouvé comme ça. C’était mieux, plus fort.
Dans la séquence suivante, toujours à l’hôpital, la question de la liberté – question centrale, en filigrane dans le film – est abordée pour la première fois : « la liberté, c’est pour les égoïstes ! » répond-elle lorsqu’on lui fait remarquer qu’elle est jeune et libre de faire ce qu’elle veut. Elle souhaite rester pourtant dépendante de son histoire amoureuse.
Oui c’était une question centrale, on peut trouver à certains moments de sa vie que c’est horrible d’être libre, perdue quoi ; et à d’autres, éprouver une liberté intense, dense, riche, ouverte. La liberté peut être une douleur parfois et géniale à d’autres moments. Pour moi, la scène qui précède la première image du film – qu’on ne voit donc pas – raconte leur rupture violente. Elle se jette sur lui et il la met dehors. Il fallait arriver de cette étreinte chaotique où elle se retrouve dehors, jusqu’à la scène finale, où c’est lui qui lui saute dessus et c’est elle qui ferme la porte. Une fois que j’avais ces deux scènes, je me demandais comment passer de l’une à l’autre, qu’est-ce qui fait que les rapports de force s’inversent dans un couple ? Comment cette femme complètement animale au début va devenir maîtresse d’elle-même ? Le personnage de Joachim à la fin ressemble à Paula au début. S’il devait y avoir une suite, ce serait vraiment sur lui. Que va-t-il faire de sa solitude, de sa liberté, de son temps ? J’ai l’impression qu’on a envie de sentir la liberté, l’exprimer, mais qu’il y a beaucoup d’obstacles, particulièrement chez les jeunes. J’avais besoin d’un personnage qui m’aide à me sentir mieux dans la ville, afin de conjurer ce sentiment de ne pas trouver sa place, l’idée que la ville ne veut pas de nous. Je me suis rendue compte plus tard qu’il y avait du refoulé : Paula fait des choses que je n’ai pas su faire.
La ville apporte une dimension très importante, à la fois sensorielle (la caméra s’attarde sur des situations non rattachées directement à la narration principale – danse, métro, rues, portraits etc) et politique (on circule dans des quartiers très différents de Paris).
J’ai l’impression que dans la vie, le temps d’une journée, c’est justement ce que vous décrivez qui se passe : on parle dans un café bruyant, c’est intense, puis on passe dans une rue sale et humide, et il ne se passe rien, on écoute une musique dans un magasin qui nous enivre. Dans une journée, on passe par de nombreuses étapes très contrastées. Je trouvais que le personnage devait passer par toutes les couleurs de son chemin. C’est à la fois volontaire, et en même temps, c’est le prolongement de la vie au cinéma. C’est intense parce que Paula fonce, ose et parle beaucoup, mais il y a des ruptures et des cassures au gré du voyage parce que c’est le cas pour chacun de nous. Au cinéma, on peut fixer les choses, les travailler, les agencer, mais ce n’est pas si éloigné du quotidien finalement.
Le film marque beaucoup de ruptures à la fois à l’image et au son.
Oui, ici tout est plus intense parce qu’on est regroupé dans le temps. On cisaille les choses d’une façon plus forte peut-être, mais finalement, étant donné que le personnage est en métamorphose dans le film – on se disait avec la chef op qu’on la mettait dans des bains révélateurs –, elle change, elle avance. Comme une peau qui s’enlève d’un oignon, et au fil du film, elle devient blanche. Une page blanche. Il faut la malmener, l’emmener dans des environnements pour qu’on voie ce qu’elle a dans le bide. Forcément, on ne peut pas se contenter de trois décors. Elle cherche tellement, elle creuse. C’est elle qui nous emmène en voyage, les espaces sont forcément contrastés. Comme c’est une balade, une errance, on peut creuser des thématiques avec ces portes qui s’ouvrent et parler des choses qui ne sont pas le sujet du film. Comme un portrait aéré ! Plus son parcours est touffu, plus je peux y glisser des choses – le choix des seconds rôles par exemple.
Le choix de Laetitia Dosh est aussi central dans le film.
Je l’avais vue dans le film La bataille de Solférino de Justine Triet alors que je terminais l’écriture. Quand nous avons eu le premier tour de l’avance sur recette, il a fallu choisir une comédienne pour le rôle principal afin d’arriver un peu plus solides à l’oral (pour obtenir de l’argent auprès du CNC, les cinéastes – suite à un premier tour positif – passent un oral devant une commission qui décide ou non d’attribuer l’avance sur recette, ndlr). J’ai fait quelques recherches de vidéos, d’entretiens, de photos, et je trouvais qu’elle avait une liberté totale. Incasable ! Je trouvais ça intéressant. Enfin une comédienne qu’on ne pouvait pas décrire facilement. C’est une grande richesse. J’ai l’impression qu’elle n’a jamais le même visage, une capacité à se transformer en permanence, à souffler le chaud et le froid qui me plaisait. Je lui ai écrit pour qu’elle lise le scénario et me dise ce qu’elle en pensait. Mais on n’a pas fait d’essai. On a mangé ensemble, j’ai tout de suite senti que c’était elle. Que j’avais besoin de cette rencontre. J’avais besoin d’un avis aussi, quelqu’un qui allait me secouer. Avec qui nous allions construire ensemble. Je cherchais une comédienne fantastique, une personnalité et que la rencontre dans la vie soit forte.
Comment avez-vous travaillé ensemble ?
C’est ce que disait Laetitia l’autre jour, les comédiens font partie de l’écriture de l’œuvre. Ce qui n’est pas toujours reconnu. On n’a pas écrit ensemble, mais, dès que nous avons commencé le travail, on a beaucoup préparé en amont. Chez elle, on a lu et relu le scénario, on l’a secoué dans tous les sens, on a fait des improvisations sur des scènes du passé entre elle et sa mère par exemple ou des discussions entre les deux qu’elles auraient pu avoir si elles se parlaient normalement. Dans mon précédent moyen métrage, Nathalie Richard était dans tous les plans, elle allait très loin dans la discussion. J’ai beaucoup aimé ça. Je voulais travailler avec quelqu’un avec qui je pourrais discuter des heures. Par ailleurs, Laetitia est viscéralement attirée par la comédie, ce qui m’a libérée. Je me suis permise d’ajouter des moments de respiration – pas exactement des blagues. Sa présence permettait énormément de décompresser. Sur le tournage, elle faisait bien sûr quelques propositions mais globalement, le texte était très écrit.
Vous aviez une idée précise de découpage, de façon de filmer ?
En fait, au début c’était très précis – nous avions avec la chef op une liste interminable de choses que nous souhaitions faire. Puis, avec le nombre de décors que nous utilisions chaque jour, on s’est rapidement calmées. Très vite, on faisait nos choix sur place en fonction de ce qui nous paraissait le plus intéressant. On cherchait dans l’instant ce qui nous semblait vraiment fondamental dans la scène. On était tout le temps à se contredire, un peu comme Paula. J’ai trouvé ça réjouissant. Pour la séquence avec la gynéco, nous étions persuadées de faire un plan-séquence avec les deux de profil, et en fait, cinq minutes avant, je me suis dit qu’il fallait faire un zoom et découper. On a fait ça. Au début j’ai eu un peu peur, je me disais qu’on partait dans tous les sens. En fait, on cherchait. On cherchait Paula petit à petit. Quand j’ai lâché prise au bout du quatrième jour, je me suis dit que c’était merveilleux parce que de belles choses pouvaient naître. Comme je suis quelqu’un plutôt dans le contrôle tout le temps, en étant davantage dans l’intuition, avec la synergie de l’équipe, on osait plus de choses. On se sentait tous sur un même pied. Je me sentais des ailes ; au lieu d’être flippé, on cherchait, et tant pis, des fois, on se plantait. Dans la scène du début chez le médecin, on a essayé de tourner dans la continuité, ça n’a pas marché. Pas grave, j’étais sûre de mon coup. Il fallait découper, faire énormément d’axes. Qu’elle nous chavire vraiment, en fait. Ça a été mon apprentissage !
Vous avez répété avant afin de travailler à la mise en scène sur le plateau ?
Oui, je préfère répéter avant. Je cherche à ce moment-là avec les comédiens à savoir où on va. Une fois que c’est clair, qu’on a parlé trois heures de la scène, je ne sais pas ce qu’il se passera le jour du tournage, mais je sais où on va. J’assume des discussions très psychologiques, ça m’aide. Sur le plateau, les comédiens proposent beaucoup, on fait peu de prises. On demandait à Laetitia de proposer de grosses variations entre les prises pour permettre au montage de mixer différentes énergies. On ne se le disait pas, Laetitia le faisait naturellement, on savait qu’il fallait tester des choses pour voir ce que ça donnait si Paula était en forme ou pas ce jour-là. Quand on arrivait dans les décors, on essayait de transformer la scène avec les objets. On testait. Ça permettait d’ouvrir beaucoup de choses. Il fallait faire confiance à l’instant présent. Baisser un peu la garde et laisser les choses arriver. Le contrôle a lieu pendant l’écriture et les discussions avant le tournage. Je n’ai jamais l’impression de diriger – je n’aime pas le mot. Pour moi, on construit ensemble, on ne dirige pas. Ils se dirigent tout seuls les comédiens. C’est un dialogue.
Propos recueillis par Quentin Mével, le 31 octobre 2017.