Coco : entre les ombres et la lumière
Sortie le 29 novembre 2017. Durée : 1h43.
Coco, réalisé par Lee Unkrich et Adrian Molina, arrive précédé d’une campagne promotionnelle largement axée sur l’ouverture du film à la culture mexicaine, dans lequel il baigne intégralement – le lieu du récit, l’ensemble de ses personnages, ainsi que de ses enjeux qui tournent autour du Dia de los muertos, la Fête des morts du 2 novembre qui est pratiquée avec ferveur et faste au Mexique. L’image idéalement progressiste (et qui l’est devenue encore plus avec la transition brutale entre d’une part Obama, président aux gestes d’ouverture envers la communauté latino et leur pays d’origine ; et de l’autre Trump, qui n’a que murs et expulsions à la bouche) ainsi affichée par Pixar s’est néanmoins vue égratignée juste avant la sortie de Coco, lorsque le studio a été rattrapé par la vague de libération de la parole des femmes. John Lasseter, directeur et fondateur de Pixar, a été démis de ses fonctions suite à des accusations de harcèlement ; à la suite de quoi, l’actrice Rashida Jones a précisé qu’elle n’avait pas quitté le projet Toy story 4 pour cette raison, mais parce qu’à son sens le studio n’accordait pas la même valeur à la voix et aux propositions des « femmes et gens de couleur ». Être renvoyé à votre nature profonde de club fermé d’hommes blancs, voilà qui est au moins aussi embarrassant sur le long terme, surtout lorsque vous sortez un film à la « mexicanité » fièrement mise en avant1.
Cette ambivalence, entre ombre et lumière, se retrouve dans Coco. Les intentions mises en première ligne sont d’une formidable bonté – et l’exécution de ce programme n’est pas loin d’être parfaite également. Néanmoins un des protagonistes centraux du récit, Ernesto de la Cruz, trace une toute autre voie, plus accidentée et à l’horizon plus sinistre. Plus tôt cette année déjà Cars 3, le précédent film de Pixar, proposait une possible représentation négative du studio, sous la forme de compétiteurs automobiles nouvelle génération, dopés à la technologie mais sans âme, et jetant dans l’oubli l’héritage d’un passé qu’ils méprisent. Le dernier acte de Cars 3 renversait in extremis la situation en imaginant une alliance entre le nouveau et l’ancien monde, reflet évident de celle entre Pixar et Disney, qui permettait d’associer les caractéristiques des deux mondes pour un résultat encore meilleur. Il n’y a pas de telle réunion dans Coco, où les chemins opposés le restent jusqu’au bout, et même divergent plutôt que de converger.
Ce parti pris pourrait n’être que classiquement manichéen (les méchants exclus de la fin positive offerte aux bons), il est ici rendu troublant par la proximité qui s’établit entre Pixar et de la Cruz et qui nous empêche de faire comme le scénario du film, lequel punit, bannit et oublie la mauvaise âme. Pixar, superstar du cinéma hollywoodien, nous raconte l’histoire d’Ernesto de la Cruz, superstar de la musique, à qui l’on rêve de ressembler quand on est jeune et pour qui l’on rêve de jouer quand on est adulte – soit l’effet que doit produire Pixar sur les dessinateurs et animateurs en herbe ou confirmés de nos jours. Le hic, c’est que l’on va apprendre que le règne d’Ernesto est bâti sur un mensonge et un meurtre ; et qu’il a disséminé des aveux concernant ses crimes dans les films où il a joué. Attention à ne pas vous laisser aveugler en regardant trop fixement vos idoles, nous dit donc Pixar. La question subsidiaire – et intrigante – est dès lors de savoir si la double connexion (par le succès, et l’œuvre cinématographique) opérée entre de la Cruz et le studio est volontaire (attention à ne pas vous laisser aveugler par nous), ou inconsciente (quelque chose à se reprocher ?).
Garder à l’esprit Ernesto de la Cruz, et l’ambiguïté qui lui est attachée, n’empêche nullement d’être emporté·e par le foisonnement créatif de Coco, ni de fondre face à sa progression mélodramatique menée de main de maître. Le film déborde du début à la fin d’idées visuelles et narratives, où le peu de déchet (le running gag sur Frida Kahlo, plus laborieux qu’autre chose) est balayé par des accomplissements souvent brillants. Au sommet de ceux-ci trônent la reprise du design du jeu vidéo Grim Fandango (basé sur la déclinaison du motif en soi fascinant de la calavera¸ symbole mexicain de la tête de mort décliné sous toutes les formes, de la figurine au maquillage), et celle de l’intrigue de Retour vers le futur – reconstituer l’histoire de ses ancêtres pour ne pas disparaître (au sens propre) soi-même, en passant pour cela par des épreuves similaires ici et dans l’autre monde (le concours de talents). Sur ce dernier thème, gageons que la référence de la nouvelle génération ne sera plus le film de Robert Zemeckis mais bien celui de Lee Unkrich et Adrian Molina.
Coco joue et gagne sur les deux tableaux : de l’ébahissement du voyage où chaque nouveau lieu est plus époustouflant que le précédent (avec en point d’orgue la plus belle scène de fête vue depuis longtemps) ; et de l’émotion qui nous serre le cœur au terme d’un mélodrame digne des grands classiques du genre. Tout en étant à la pointe de ce que peut produire la technologie, Coco reprend à son compte les recettes (jamais dépassées) d’un cinéma d’avant-hier – celui-là même dont les extraits de films interprétés par de la Cruz sont des exemples archétypaux. Le mélodrame est le genre parfait pour traiter des secrets et blessures de famille, drames nés du fait de ne pas réussir à se dire les choses. Coco en est une nouvelle démonstration éclatante, jusque dans sa compréhension de l’importance de la musique et des chansons. Le morceau au cœur du film (« Ne m’oublie pas », « Recuerdame » dans la version originale espagnole) accomplit ainsi la prouesse d’agréger en son sein tous les thèmes et les doutes du récit, de la douleur des séparations atténuée par la douceur des souvenirs, à l’opposition entre art spectacle et art intime.
Le hasard du calendrier des sorties en France a fait que se sont succédés en novembre trois longs-métrages ayant en leur cœur une image manquante, dont la redécouverte permet de sceller la reconstitution d’une mémoire familiale faite de fragments et de secrets – Carré 35, Le musée des merveilles, Coco. Chacune de ces trois œuvres est poignante à sa façon, celle de Coco consistant à replacer cette quête dans le cadre plus large des utopies réconciliatrices chères à Pixar. Tous leurs films cheminent vers ce même but, de fonder une société égalitaire et sans dissensions. Les deux postulats de départ de Coco (un passage existe entre le monde des vivants et celui des morts, un enfant veut devenir artiste contre l’avis de sa famille) en font la plus absolue, à ce jour, de ces utopies, au cours d’un final bouleversant parce que les éléments et émotions qui le constituent ont été construit·e·s bien en amont, patiemment.
Le melting-pot utopique de Coco figure l’antidote à la sclérose que provoque l’obsession à s’en tenir à une pensée unique (le rejet buté de la musique au sein de la famille du héros Miguel). On y réunit les vivants et les morts, les cigales (artistes) et les fourmis (cordonnières), et même sous la forme d’un clin d’œil les chiens et les chats. Surtout, on y réconcilie les enfants et les parents, ces derniers semblant être pour une fois la cible principale du récit. C’est à eux que le film s’adresse directement lors de son climax, pour leur rappeler d’aimer leurs enfants « sans condition ». Laisser aux enfants, avec leurs rêves, la chance d’être meilleurs que nous-mêmes, avec nos revers : là est peut-être bien la réponse (d’ailleurs commune avec Carré 35 et Le musée des merveilles) au problème du grand écart de Pixar entre ses ombres et sa lumière.
1 À cette exploration de la part sombre du projet, on peut aussi intégrer la tentative avortée de Disney de mettre sous copyright l’expression Dia de los muertos à des fins de marketing