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Deuxième film de l’année pour Ridley Scott, cinéaste fonctionnant occasionnellement par diptyques comme son compère Steven Spielberg, Tout l’argent du monde conclut un cycle de cinéma satirique, cynique, entretenu depuis les années 2000 par le réalisateur octogénaire. En s’intéressant à l’enlèvement du petit-fils de John Paul Getty, Ridley Scott replonge dans les arcanes du pouvoir de l’argent, des titans du capitalisme et du corporatisme omniprésent. Un film au scandale devenu méta, alimentant l’attirance vis-à-vis d’un objet qui aurait pu être profondément bâtard, mais qui s’affirme davantage comme une synthèse efficace de l’esprit de Ridley Scott.

Au travers du portrait du milliardaire taillé par Scott, il faut imaginer un croisement entre Hannibal Lecter d’Hannibal et David d’Alien: Covenant : des misanthropes affirmés, portés sur la culture du chic et les Beaux Arts ; des manipulateurs devenus maîtres dans leur capacité de contrôler leur environnement et créer tout un nouveau système en leur faveur. Au sein du scénario de David Scarpa sur l’enquête policière autour du rapt de l’héritier-chéri (mais pas tant) de l’empire Getty, Ridley Scott s’intéresse avant tout à ce qui entoure l’affaire, à tous les petits satellites, voire les planètes qui orbitent autour de John Paul Getty (Christopher Plummer). Tout l’argent du monde n’a pas forcément l’esprit d’un thriller effréné façon Mensonges d’Etat, mais prend le temps de comprendre les fondements d’une amoralité absolue, enquête sur un système ogresque autosuffisant à la duplicité infinie, que chaque séquence, dans l’évolution de l’investigation, ne manque pas de souligner – comme cette duperie de Getty pour s’en tenir au seuil maximal non-imposable sur un don.

Bien qu’apparaissant sporadiquement dans sa filmographie, ces hommes-là ont toujours fasciné Ridley Scott. Evidemment, ils vont de pair avec un cinéma démiurge, mégalomane, fait dans le système hollywoodien, avec lequel l’équilibre est toujours fragile. Peut-être y avait-il déjà un peu de John Paul Getty dans Blade Runner et le prométhéen Eldon Tyrell. A la différence près que John Paul Getty ne crée pas ; il n’est qu’un accumulateur, un maniaque génial qui a trouvé le moyen de mettre l’art au sommet de la pyramide du capital. Ce portrait magnétise Ridley Scott car, en quelques sorte, il s’y retrouve aussi : pour ce côté vieux bougon misanthrope, pour l’amour des toiles et sculptures (Ridley Scott a fait notamment étudié aux Beaux Arts, au Royal College of Art de Londres) ou pour cette obsession de la mainmise sur son environnement (dans une interview très récente accordée à Vulture, Scott insiste sur ce qu’il a apporté à Blade Runner 2049). De l’autre, il y a forcément une forme de désapprobation, pour la logique cartésienne inhumaine de Getty (« si je devais payer pour un de mes petits-fils, j’aurais quatorze petits enfants enlevés ») et pour un absolutisme véritablement maladif ( « – Personne n’a jamais été aussi riche que vous l’êtes actuellement. Que vous faudrait-il de plus pour vous sentir en sécurité ? – Plus. »

Comme souvent, le monde est en miroir chez Ridley Scott.

Comme souvent, le monde est en miroir chez Ridley Scott. Le corporatisme de la Getty’s Oil trouve son reflet dans le conglomérat mafiosi auquel le ravisseur Cinquenta se résout à céder la victime, comme une sorte de victoire d’une grande firme sur une petite entreprise. Dans une séquence éloquente, Scott fait rimer le comptage des billets : une première fois par les employés de Getty, une seconde fois par les « entrepreneurs » italiens. Deux institutions à échelles variables, mais aux procédés et intentions pas si différents, quand bien même Getty ne semble pas comprendre qu’il soit possible de capitaliser sur l’enlèvement d’êtres humains (ou alors, regrette-t-il de ne pas y avoir pensé plus tôt ?). Le miroir trouve ses reflets encore au-delà du film, car il ne s’agit peut-être pas non plus d’une coïncidence si le grand building de la Getty’s Oil semble ne pas avoir de sommet, perdu dans la brume, comme celui de l’industriel Niander Wallace dans Blade Runner 2049.

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Mais alors que Getty pèse autant qu’un Dieu, tel que filmé par Scott dans Tout l’argent du monde, cela se paie aussi au prix de son déséquilibre. L’engouement n’est pas le même pour le petit-fils Getty (Charlie Plummer) et sa relation avec son ravisseur Cinquenta (Romain Duris), quand bien même le script de Scarpa prend le temps de l’approfondir et de creuser ce dernier, pour nuancer un portrait de l’Italie corrompue et appauvrie des années 70, prompte aux enlèvements réguliers[1]. Tout l’argent du monde manque éventuellement de la vivacité des autres films de Scott, et ça n’est pourtant pas véritablement la faute du récit. Peut-être est-ce plutôt dû au montage, qui a pu pâtir des problèmes qu’a connu le film suite à l’éviction de Kevin Spacey. Claire Simpson, monteuse aguerrie ayant d’ailleurs collaboré avec Tony Scott sur Le Fan, est peut-être moins en phase que Pietro Scalia, monteur habituel de Ridley Scott sur la plupart de ses films depuis 20 ans.

Le métrage prenant néanmoins son temps (2h12 – il n’est par ailleurs pas exclu d’envisager une version longue ultérieurement), il est l’occasion pour Scott de faire une synthèse quasi-exhaustive, certes de ses thèmes, mais aussi de tout son spectre cinématographique. Le film est notamment conduit par les concertos et chants opératiques du génial Daniel Pemberton, repéré auparavant sur Cartel, s’accordant parfaitement avec le faste qui sied au milliardaire. Le film prend éventuellement des allures de péplum, tant Getty se fantasme en Empereur romain[2], et Scott, réalisateur de Gladiator, le filme en conséquence. Pour sa sixième collaboration avec le chef opérateur Dariusz Wolski, l’arsenal formel est de sortie, entre les citations picturales classiques évidentes et tous les échos cinématographiques (le travelling d’ouverture façon La Soif du Mal, le plan aérien autour du minaret marocain repris de La Chute du Faucon Noir…), comme si tout ce formalisme donnait à l’histoire le ton d’un vieux mythe antique, une parabole sur la morale, ou plutôt l’amoralité.

Derrière le titan Plummer, remarquable de bout en bout malgré les circonstances, c’est pourtant Michelle Williams qui surprend, quelque part sans surprise vu la capacité de Scott à imposer des femmes fortes dans des environnements hostiles. Elle représente en un certain sens la dernière part de bonté et d’innocence qui subsiste dans le cinéma de Ridley Scott, cette fois-ci traitée sans le délicieux sadisme d’Alien: Covenant – comme si un film en équilibrait un autre, comme cela s’est vu auparavant dans sa filmographie. Et puis, après tout, dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de films qui mettent en scène, non sans une fascination morbide – et finalement jouissive, de grands monstres.


[1] Et pour cause, le personnage de Fletcher Chace (Mark Whalberg) a influencé le héros de Man on Fire de Tony Scott, que ce dernier devait originellement réaliser dans les années 80, et dont l’action était située en Italie.

[2] Getty s’est par ailleurs fait construire une réplique de la villa d’Hadrien en Californie.