Lorsque Jeff Beck explose sa guitare d’une rage difficilement contenue, au plus profond d’une cave Londonienne, que les morceaux volent et s’écrasent sur le sol, alors, dans un mouvement irraisonné, David Hemmings se précipite, arrache la relique de guitare et s’enfuit à toute jambe. Il serre le trophée comme on serre la main d’un mourant. Une fois dehors, le regard vide et le souffle court, il balance le vulgaire objet. C’est la plus belle expression du fétichisme. L’objet pour l’objet. L’adoration d’une chose inutile mais totalement hypnotisante dans son contexte, c’est-à-dire entre les mains de Beck. Une fois hors de son contexte, une fois la transe consumée, ce manche de guitare n’est plus rien, qu’un simple morceau de bois.
Sonic Youth, même combat. Le fétichisme de la guitare. Il y a moins d’un mois, Thurston Moore et ses 53 années de turbulences sonores, sortait un magnifique Suicide Notes for Acoustic Guitar, tourbillon de saturations expérimentales, à la frontière du bruit, à la frontière de la musique. Juste lui et une guitare en duo, en amoureux, à extirper tous les possibles de l’instrument, à la recherche de la note ultime, de la fréquence qui ferait entrer en résonance l’être et le néant.
Il y a toujours eu chez Sonic Youth cette croyance en la guitare. Bien plus que la vénération hendrixienne et les allusions sexuelles habituelles, les quatre de Sonic Youth ont réinventé un instrument, en redéfinissant les contours. L’instrument de musique devient être vivant, avec ses préférences, ses convictions. Chaque morceau est fait pour la guitare, chaque guitare désire son accordage particulier, ses cordes dans un certain sens. Oui, Sonic Youth n’est qu’une bande d’éternels ados aventureux, toujours sur des sables mouvants, en perpétuel mouvement pour s’assurer que jamais une note ne demeure la même. Tout est meuble et évolue au bon gré de la guitare. Et cette conviction qui les guide, cette force un peu mystique ne vaut rien en dehors de l’objet. Sonic Youth sans guitares, c’est comme David Hemmings sans son hélice. La musique de Sonic Youth n’a de sens que par la guitare et les nombreuses tentatives qui vont avec. Parce que les guitares le veulent, Thurston Moore a inventé la dissonance, le mur du son, la rugosité du son et la sécheresse des mélodies.
Et, on le sait bien, ce genre d’extrémiste sonore n’est pas du genre à faire les choses à moitié. Quand il enregistre des bouts de morceaux pour un film français, il retourne en studio terminer le travail, y ajouter ces longues plages de bruit jouissives, ces rythmes saccadés. Ici, rien ne viendra troubler les élucubrations des guitares, pas d’incantations de Kim Gordon, aucune voix suave et brute à la fois, et encore moi la fierté adolescente de Thurston. Comme sur toutes les sorties SYR, le propre label du groupe, c’est intègre et austère. Juste une heure d’hymne à la guitare comme ouverture sur toutes les opportunités. Ça nous rappellera les belles heures de Sister et de Daydream Nation, là où la dissonance était plus qu’une bonne idée, elle était un mode de vie.
Sonic Youth reprend les bonnes vieilles habitudes avec la bande originale de Simon Werner a Disparu, qu’ils sortent sur leur label SYR. Qu’un manifeste de plus dans la lutte en faveur du fétichisme.
Note : 7,5/10