Brune Platine de Sévérine Danflous : la langue cinéma
Publié en janvier 2018 aux éditions Marest
L’histoire de Brune Platine débute à la Cinémathèque, où Camille et Paul, les deux protagonistes travaillent, alors que l’exposition Brune Blonde s’apprête à ouvrir ses portes. Camille veut devenir actrice, Paul, réalisateur, et tout laisse supposer qu’ils vont vivre une grande histoire d’amour de cinéma, résonnant avec les désirs et les déconvenues des couples emblématiques du septième art, et en particulier de la Nouvelle Vague. Les deux amants potentiels parlent en cinéma via une langue constituée de plans, de scènes et de répliques. Les références sont le texte : quand Paul veut dire à Camille combien elle compte pour lui, il passe par les mots de Maggie Cheng sur le tournage d’In the mood for love ; lorsque Camille cherche à maintenir le lien qui les unit, elle lui envoie des extraits de scènes de film récupérées à la volée sur YouTube.
La force du premier roman de Sévérine Danflous est de réussir à mélanger l’inconciliable : le roman d’amour et l’essai cinéphile ; sans que jamais l’un ne concède du terrain à l’autre. On ne sait si c’est grâce à la langue – brillamment désuète et toujours sensuelle – ou à l’amour du cinéma qui se dégage de l’ensemble, mais les joutes verbales, à coup d’analyses de films, entre Paul et Camille ne sonnent jamais faux. Alors qu’une telle approche peut conduire au pire – les romances fondées sur la passion des deux personnages pour l’art, la musique, la littérature ou le cinéma finissent régulièrement par confondre leur récit avec celui du simple hommage empli de name dropping –, l’auteure évite tous les pièges, faisant de cette langue cinéma, un véritable outil de séduction.
Parlant la langue cinéma, le livre s’en réfère également à sa grammaire : on y retrouve des effets de montage, avec un découpage par lieu clairement identifié, comme s’il s’agissait de scènes de tournages (le café 51, le parvis de la Cinémathèque, le métro…), mais aussi un sens de l’ellipse et un recours permanent au hors champs. L’utilisation du hors champs est d’ailleurs particulièrement troublante : à l’image on voit un homme et une femme que l’on suppose célibataires, prêts à tomber amoureux, mais en réalité l’on découvre qu’ils sont tous les deux mariés. Pierre, le mari de Camille, leurs enfants, ou encore la femme de Paul ne sont qu’à peine évoqués. Ce sont des personnages centraux – ceux qui rendent l’histoire d’amour impossible –, mais ils n’apparaissent pas à l’écran ; les mots, telle une caméra, restant fixés sur les deux acteurs principaux.
À partir de ce cadre, Brune Platine questionne les frontières entre le cinéma et le monde réel. Paul veut vivre dans un fantasme de cinéma, que Camille n’arrête pas d’égratigner, rappelant que la perfection qu’il y trouve n’est qu’une question de raccords et de séances de remaquillage aux toilettes. Quand il vante le blond vénitien, elle brise ses rêves, lui expliquant que les « riches vénitiennes se droguaient à l’acqua bionda au péril de leur vie et de leur cheveux ». À l’inverse, quand Camille veut ramener ses fantasmes, issus de ses films préférés dans la réalité, Paul lui répond que « la vie ce n’est pas le cinéma. Et le cinéma ce n’est pas la vie ». Tout le livre découle de cette question : peut-on se servir du cinéma comme d’un référentiel ? D’un côté, il s’agit d’une nécessité, car les films produisent de la magie, et qu’il est naturel de vouloir vivre dans cette réalité rêvée. De l’autre, il faut se méfier des images, des clichés qu’elles véhiculent, et des impacts néfastes qu’elles génèrent dans l’inconscient collectif.
Entre ces deux approches, Séverine Danflous ne tranche pas. Elle s’interroge, refusant de faire un choix entre son amour du cinéma et sa conscience du réel. Dans le premier tiers du livre, il y a cette description de Camille qui s’applique potentiellement à l’auteure elle-même : « Camille est passée virtuose dans l’art de démonter les mécanismes, de révéler les trucages tout en maintenant la magie vivace, de réenchanter le réel dans ses moindres petits détails triviaux ». Plus tard, Paul, parlant de sa mémoire : « elle opère un drôle de cloisonnement entre les films et la vie. Se souvenant mieux des premiers » ; Camille répond : « Les surfaces sont poreuses Paul. La vie et le cinéma toujours se mêlent et se mélangent », comme s’il s’agissait toujours d’un dialogue interne de l’auteure sur sa position par rapport à l’art. Ceux qui, comme moi, sont souvent plus sensibles au principe de réalité qu’à l’aura des œuvres y regretteront que les positions ne soient pas plus tranchées, ou s’étonneront de voir la Cinémathèque transformée ici en un lieu de cinéma, où la question des conditions de travail n’est jamais évoquée.
Il faut dire que c’est avant tout un livre sur le désir amoureux, comme métaphore du désir de cinéma. La réalité s’y interroge à l’aune de nos fantasmes. Alors que l’histoire d’amour entre Camille et Paul s’essouffle, celle-ci se voit relancée par le projet de Paul d’adapter l’Odyssée d’Homère à partir de la figure de Pénélope qui attend le retour d’Ulysse. Les deux personnages génèrent leur propre histoire, le film leur permettant de consumer l’amour qui n’a jamais pu se concrétiser via une relation charnelle. Mais ce qui semble magique dans le scénario devient convenu au tournage. Et, face aux critiques sur son travaille, Paul baisse les bras.
Brune Platine prend alors une nouvelle tournure. Camille devient Pénélope dans la réalité, soit une amoureuse transie qui attend le retour de son amant. Mais, au lieu de rester passive, elle se révèle à elle-même. Actant qu’il est plus facile de faire les choses soi-même que de quémander des auditions et des financements, Camille prend son destin en main et décide de continuer le film seule. Tout d’un coup, « c’est son visage qui se reflète sur l’écran, même quand elle croit le voir lui, c’est encore elle qu’elle perçoit ». Alors que Paul nous était présenté depuis le début comme le réalisateur, comme l’artiste tourmenté, dont Camille aurait été la muse, la mécanique s’inverse. En voulant ressusciter le désir chez Paul, Camille dévoile que c’est elle qui possède le vrai talent : l’expression du désir devient un moyen d’émancipation.
La fin du livre n’en est que plus tragique : Paul parle de « son » projet avec la conviction des puissants – avec une condescendance certaine, il lui dit « Tu y es pour beaucoup » –, et Camille, sans qui rien ne serait arrivé, se retrouve mise à l’écart. Doté d’un personnage féminin puissant qui s’impose subtilement au fil de l’eau face au personnage masculin, Brune Platine se veut un roman complexe sur la désillusion amoureuse ; d’autant plus forte que celle-ci était passée par le filtre du cinéma.