Une fois n’est pas coutume, cet article fera un usage assez généreux de la première personne du singulier. Car certes Je est un autre, mais il est assez largement désormais un consommateur – de biens culturels entre autres. Il est ici question de musique en termes d’usage et de modes de consommation. On laisse donc de côté l’art pour s’intéresser à l’industrie, les deux n’étant jamais très éloignés – Sophian Fanen, journaliste qui s’est toujours beaucoup intéressé à l’un comme à l’autre, cite très judicieusement l’un des fils de Jean-Sébastien Bach pour qui l’écoute est un « vol toléré ». En mettant en perspective le marché de la musique et son histoire, je m’aperçois qu’il n’y a pas meilleure manière de sonder la valeur que représente l’art à mes yeux.
En matière d’industrie musicale, j’ai toujours été fasciné par l’aura que les outils conféraient aux auditeurs. Cela se faisait, sans conteste, à travers et au-delà des œuvres elles-mêmes. Depuis le microsillon sur lequel courait un saphir devenu diamant, ô combien précieux, que les enfants que nous étions n’avaient jamais le droit de manipuler, jusqu’au lecteur CD et le son hypnotique du tiroir s’ouvrant et se refermant à volonté, en passant par le Walkman Sony Sport jaune criard – un objet parfait, dans le sens houellebecquien du terme –, tout est empreint d’une magie savamment orchestrée et qui culmine sans nul doute, comme nous le fait remarquer Sophian Fanen, dans les slogans repris à l’identique en 1948 puis en 1983 (sic) par les consortiums RCA/Columbia puis Philips/Sony : « Oubliez tout ce que vous avez entendu ». À l’heure de Spotify, l’enjeu n’est-il pas devenu désormais « Oubliez tout ce que vous allez entendre » ?
Sophian Fanen, outre sa précision d’horloger et sa force de travail – dont témoignent près d’une centaine d’entretiens menés et une bibliographie archi-pointue incluant la lecture on ne peut plus fastidieuse de rapports parlementaires et autres documents d’entrée en bourse –, a incontestablement le sens du titre. Car tout est dit en haut de sa première de couverture : Boulevard du stream. Du mp3 à Deezer, la musique libérée. Le jeu de mots entre le Boulevard du crime et le streaming est porteur de sens à plusieurs titres. Le boulevard en question est celui du Temple, à Paris, qui était connu jadis pour ses théâtres jouant des pièces aux intrigues policières. Et la voie qui a mené l’industrie musicale au streaming ressemble à s’y méprendre à un polar avec cette menace permanente de braquage par Napster et consorts, ce chantage au sentiment souvent relayé par les artistes eux-mêmes, ces accusés à tort – les internautes – et ces coups pendables par centaines, au premier chef desquels l’extravagant montage fiscal grâce auquel Apple a ni plus ni moins créé un monopole de fait, celui d’iTunes. Toute libération, on le voit, est conditionnelle.
J’ai rarement été autant tenu en haleine par un essai si technique – celui de John Seabrook, dans un domaine proche, laissait pour sa part davantage de place au processus de création artistique. Mais peut-être est-ce dû à la dramaturgie propre aux industries culturelles. Car, comme chez le journaliste du New Yorker, on est chez Sophian Fanen happé par une Série noire où les enquêteurs sont autant d’individus lambdas brillamment mis en valeur par des contrepoints titrés Tous pirates et où la profession campe le rôle du méchant cynique et séducteur, « fondamentalement capitaliste et rarement capable d’anticipation », poussiéreux à souhait derrière son image cool et dans le vent. On pense soudain à ce vieux numéro d’Apostrophes repêché par l’INA, où feu le producteur de cinéma iconoclaste Daniel Toscan du Plantier lance face à un Jean d’Ormesson médusé « la télévision à aidé le cinéma à être meilleur, comme la radio avait aidé la presse à se dépasser pour séduire ses lecteurs ».
Pour Sophian Fanen, « le rock fut une contre-culture générationnelle dans les années 1950, le disco et le punk dans les années 1970, le hip-hop, la house et la techno dans les années 1980 et 1990… Le téléchargement fut celle des années 2000, avec ses codes et son langage que ne comprenait pas la génération précédente. » Une contre-culture méta, en quelque sorte. Ainsi, depuis les cassettes vierges que je remplissais religieusement de soupe FM jusqu’à la découverte hébétée de la fonction instantanée « Shazam vers Deezer » qui en est la version moderne ou magique (selon son degré de fascination souhaité), mes vingt dernières années auront consisté à tenter de me défaire peu à peu du joug éhonté du CD roi et des paris – souvent perdus dans un petit drame personnel – consistant à acheter plus de 100F/20€ un disque sur la seule base ou presque de sa pochette.
Le talent n’est pas mince qui fait appréhender des enjeux complexes avec des phrases simples. Mais il importe de préciser que Sophian Fanen, ayant quitté Libération pour le pure player Les Jours, est aux avant-postes d’une mutation qu’il a su rendre comme personne auparavant. Son style empathique mais sans concession trouve toujours le ton juste, gage de sortie pour nous du labyrinthe juridico-managérial dans lequel baigne en permanence ce que nous écoutons et que nous voulons – sans doute légitimement – abstraire d’un tel magma. Grâce à cet ouvrage nécessaire et sous vos yeux magnanimes, je peux oser le slogan : « Entendez tout ce que vous aviez oublié ».