Annihilation : les humains et les studios hollywoodiens rêvent-ils d’auto-destruction ?
Sortie le 12 mars 2018 (sur Netflix). Durée : 1h55.
Annihilation est le quatrième long-métrage estampillé « Film original Netflix » à sortir en moins de trois mois, avec une communication massive centrée sur cet argument de vente – qui est en partie faux pour deux d’entre eux. Bright (avec Will Smith) en décembre et Mute (de Duncan Jones, le réalisateur de Moon et Source code) en février étaient bien des productions Netflix, ce qui n’est pas le cas de The Cloverfield paradox et Annihilation rachetés une fois achevés au studio Paramount, qui n’en voulait plus. On a déjà parlé ici de The Cloverfield paradox, film défectueux et médiocre pour lequel Paramount a préféré rentrer dans ses frais immédiatement plutôt que de tenter de sauver ce qui ne pouvait l’être. Pour Annihilation l’histoire est différente, et moins flatteuse encore pour le studio hollywoodien : car si le film est clivant et imparfait, il n’en était pas moins défendable. Chose que Paramount a sèchement refusé de faire, exigeant des modifications suite à des projections-tests décevantes ; puis, face au refus du réalisateur Alex Garland et du producteur Scott Rudin, se déchargeant du film en le revendant à Netflix pour tous les pays autres que les États-Unis et la Chine.
The Cloverfield paradox n’était en définitive pas pire que Bright ou Mute, eux aussi très mauvais ; et il a apporté à Netflix quelque chose que ces deux films n’avaient pas, un nom en vogue à mettre en grand sur l’affiche – en l’occurrence celui de J. J. Abrams, « producteur de Mission : impossible et Star Wars ». Annihilation permet à son tour au service de streaming de récupérer de l’extérieur quelque chose qu’il n’avait pas encore réussi à créer de lui-même : un film plus adulte et artistiquement ambitieux, porté par une grande star (Natalie Portman). Grâce aux errements de Paramount, en quelques semaines Netflix a ainsi pu étendre sa toile jusqu’aux films de franchise d’une part et jusqu’aux prétendants aux oscars de l’autre. Il est difficile de trouver une bonne raison à les servir de la sorte, au vu des moyens immenses qu’ils semblent avoir à leur disposition pour investir en propre (par exemple la réunion Scorsese-Pacino-De Niro, The Irishman, au budget estimé à 125 millions de dollars – et ce n’est qu’un projet parmi bien d’autres).
Il y a une double ironie dans la décision de Paramount de vendre Annihilation à Netflix. La première : la propension à l’auto-destruction est justement un des sujets abordés par le scénario. La deuxième : ce thème est, comme tous les autres dont il est question, explicitement développé dans les dialogues. Les cadres de Paramount n’ont pas pu rater les répliques évoquant précisément la balle qu’ils s’apprêtaient à se tirer dans le pied… ou peut-être que si, tout comme ils n’ont visiblement pas vu les efforts d’Alex Garland pour que son film, bien qu’aspirant à être pointu, reste accessible à tous les publics. Il a voulu garder tout le monde à bord, et on peut malheureusement considérer qu’il a perdu sur les deux tableaux. Paramount l’a lâché ; et, à force de ne jamais vouloir nous perdre (beaucoup de dialogues entre les protagonistes sont en réalité à destination du spectateur, expliquant à l’excès ce qui se passe, ce que chacun fait), Annihilation ne génère jamais le vertige que son intrigue et ses ramifications appellent. Il demeure sur la rive au lieu de nous emmener là où on n’aurait plus pied.
Annihilation raconte l’expédition de cinq scientifiques (cinq femmes) dans une zone en proie à des bouleversements radicaux des règles de la physique et de la biologie. Ce lieu, « le Miroitement » (« the Shimmer » en v.o.), évoque fortement Stalker d’Andreï Tarkovski, et certains des événements qui y prennent place ajoutent à cette influence un autre film du cinéaste, Solaris. Garland ne fait pas mystère de cette tutelle, mais comme dit plus haut il ne s’en montre pas réellement à la hauteur en termes de trouble existentiel, de réflexion sur l’humain. Les questionnements restent en surface, et la conclusion apportée au récit a des airs de régression penaude (plus ou moins un retour au point de départ, avec tout juste une pirouette pour laisser une mince ouverture). Mais cette surface suffit à elle seule à rendre le film souvent fascinant, marquant, et donc à lui donner une raison d’être malgré ses limites.
La reconfiguration physique et biologique qui se déploie sans entrave et sans norme au cœur du Miroitement inspire à Garland des visions extraordinaires de croisements multiples entre l’animal, le végétal, l’humain. La partie médiane d’Annihilation, quand il devient simple déambulation stupéfaite dans ce nouveau monde, est de loin la meilleure. Elle existe hors des références à Tarkovski, et parvient à ne ressembler à rien que l’on n’ait vu récemment (phénomène qui se fait de plus en plus rare) au cinéma. Détaché de ce lien de parenté, le film s’en crée un autre, avec les jeux vidéo : les décors évoquent The last of us, les créatures de tout type et de tout état que l’on y croise font naître un mélange d’envoûtement et de terreur que l’on pensait réservé à Silent Hill. De sa conception (s’éloigner de son art d’origine pour fusionner avec un autre) à sa diffusion (quitter le modèle de diffusion classique en salles et devenir visible sur Internet), Annihilation est en tous points possédé par le thème des mutations qu’il voulait traiter, et qui ne s’est pas laissé cantonner au seul scénario – évidemment, puisque c’est l’essence même des mutations que d’être incontrôlables.