Sofia : l’intériorisation de l’oppression
Présenté mercredi 16 mai à Un Certain Regard. Sortie : 19 septembre 2018. Durée : 1h19.
Entre le plan d’ouverture de Sofia et sa première scène proprement dite, vient s’intercaler un carton explicatif où est reproduit le contenu d’un article du code pénal marocain. Tout acte sexuel entre deux personnes est passible, si elles ne sont pas mariées, d’une peine de prison ferme allant d’un mois à un an – pour des hétérosexuel·le·s ; c’est évidemment encore bien pire pour les homosexuel·le·s. Cette loi répressive occulte le sexe aux yeux hypocrites de la société, ce dont la cinéaste Meryem Benm’Barek (qui signe là son premier long-métrage) nous rend témoins via la manière dont elle a positionné son carton. Au cours de l’ellipse que celui-ci recouvre, l’héroïne Sofia a couché avec un homme, puis fait un déni de grossesse dont l’on peut imaginer qu’il a été en partie causé par l’interdit de son acte. On la retrouve perdant soudain les eaux dans la cuisine, alors qu’elle est en train de débarrasser la table d’un repas mêlant famille et affaires.
À partir de cette secousse, le récit déroule les actions que Sofia, avec l’aide de sa cousine Lena, doit accomplir dans l’urgence et la clandestinité au cours des heures et des jours qui suivent. Il lui faut trouver un médecin qui accepte de l’aider à accoucher – car au Maroc les hôpitaux sont surveillés par la police, et l’admission est systématiquement refusée aux femmes se présentant sans leur mari (ou quelqu’un ayant une procuration de celui-ci). Puis, une fois l’enfant mis au monde, il faut régulariser au plus vite la situation de cet être à peine né et déjà illégal dans son propre pays. Il lui faut un père, donc il faut un mariage ; ce qui signifie qu’il faut retrouver l’homme avec qui Sofia a couché, et le convaincre lui et sa famille qu’il doit épouser la mère de son enfant. Lequel, durant cette période, vit une existence de fantôme, comme s’il avait été un bébé mort-né : sans prénom, reclus dans une chambre à l’abri des regards, y compris ceux de la famille hors du premier cercle – la barrière entre la confiance et la crainte d’être dénoncés est dressée aussi près que cela.
Court (soixante-dix-neuf minutes) et tranchant, sans pathos ou développements superflus, Sofia s’en tient à l’observation directe des actes. Ceux-ci changent assez vite de nature, car une fois l’accouchement passé il n’est plus question de survie mais de négociations. Dès lors que l’intellect reprend la main sur l’instinct, que les personnages sont en mesure de réfléchir et planifier à un peu plus long terme, ils retombent en effet dans l’obsession du business : tous sans exception se montrent durs en affaires, cherchent à obtenir le meilleur deal possible. La séquence d’ouverture du film ne servait pas seulement à montrer le déclenchement de l’accouchement de Sofia, elle posait d’ores et déjà le seul sujet d’importance aux yeux des protagonistes – le compte en banque, sur lequel est indexée la place dans la société.
Petit à petit, on comprend avec effroi que les individus pour la vie desquels on avait pris peur ne valent pas beaucoup mieux que ceux que l’on avait identifiés comme leurs tourmenteurs. Que l’oppression qui nous est exposée a transformé les victimes en agents de perpétuation du système oppressif. Sofia est le contraire d’un récit d’émancipation : un récit tragique, puissant, d’un asservissement si accompli qu’il pousse ses cibles à oublier jusqu’à la conscience qu’elles ont le droit d’être libres. Plutôt que sur la condamnation de leurs agresseurs, leurs efforts se concentrent sur le moyen de se hisser au même rang qu’eux. Seuls la convoitise et l’argent, le mal et le ressentiment circulent dans une telle société.
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