Dogman: l’orage comme seul horizon
Présenté jeudi 17 mai 2018. Sortie : 11 juillet 2018. Durée : 1h42
Déjà venu à Cannes pour Gomorra, Reality et Tale of Tales, Matteo Garrone incarnait cette année le vétéran italien de la compétition (le Loro de Paolo Sorrentino, consacré à la figure de Silvio Berlusconi, n’ayant pas été sélectionné de son côté). Il était dès lors tentant de voir dans ce portrait d’un discret toiletteur pour chiens, homme ingénu et martyrisé par plus fort que lui, une métaphore de l’Italie moderne et de la violence à laquelle continuent de se heurter les plus fragiles Transalpins.
On est pourtant rapidement frappé ici par la puissance universelle, voire atemporelle, du décor tragique que propose Dogman. Située dans une bourgade maritime blafarde et cafardeuse où surnagent les vestiges d’attractions délabrées, la boutique de Marcello occupe un morne coin de rue et constitue pour le personnage un illusoire refuge. Comme cerné et coincé par un environnement faussement amical, le lieu accueille jour et nuit des canidés de toutes sortes, mais abrite surtout la rachitique carrure de Marcello, père de famille divorcé et dealer occasionnel qui se retrouve vite débordé par la relation hautement toxique qu’il entretient avec Simoncino, grande brute épaisse qui sort de prison et terrorise la ville. Animé d’une fidélité sans faille pour cet ami infréquentable, notre toiletteur s’avère littéralement vampirisé par ce camarade qui l’emmène certes dans les night-clubs de la ville mais l’écrase et le prive de toute volonté propre, jusqu’à ce que le drame éclate.
Plus encore qu’une tragédie sociale comme le cinéma italien les affectionne tant, ce film violent et crépusculaire fait songer à du Dostoïevski (en interview, Matteo Garrone cite d’ailleurs plus volontiers Les Carnets du Sous-sol que L’Idiot). Le cinéaste réussit ici à mettre sur pied une atmosphère et une imagerie insolites, loin de la grandiloquence ou du nihilisme, qui brossent patiemment la figure d’un amoureux inconditionnel des animaux capable d’amadouer n’importe quelle espèce de chien à force de douceur. Mais cet antihéros ne connaît pas la même réussite avec les molosses humains, inapte qu’il est à dompter la fureur de son comparse Simoncino. L’abandon qui frappe ce bord de mer quasi désertique fait alors écho au délitement intérieur de Marcello et aux absurdes sacrifices personnels auxquels il se livre.
Dogman parvient surtout à établir un rapport particulièrement ambivalent entre spectateur et personnage. C’est là que l’interprétation de Marcello Fonte prend toute son importance : avec ses gros yeux tristes et son sourire gêné qui ne demande qu’à éclore dès que possible, l’acteur compose un personnage qui aimerait secrètement que le monde lui rende la douceur émerveillée que lui-même réserve à son entourage. Attendrissant, Marcello évoque parfois la candeur burlesque d’un Buster Keaton mais il suscite aussi un mélange d’irritation et de désolation, tant ses agissements altruistes flirtent avec le masochisme.
L’intense engrenage criminel mis en scène par Dogman s’accompagne heureusement d’une véritable vision de cinéaste, puisque ce personnage intérieurement délabré fait entièrement corps avec les teintes et les paysages baroques qui l’entourent. Dans ce monde où l’affection laisse lentement place à l’érosion humaine, les sentiments des protagonistes paraissent enfouis sous un horizon d’orage permanent où les nuages sombres aplanissent toute possibilité d’élévation existentielle. Les rares échappées et respirations interviennent ainsi lors de brèves séquences de plongée sous-marine, comme si rien à la surface de la terre ne pouvait définitivement apporter d’éclat à Marcello, ce toiletteur tragique dont le destin restera longtemps en tête.
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