Shades of blue : nul n’échappe au mal
C’est une histoire de faux témoignage. D’extorsion, aussi. De mensonges. Et puis c’est une histoire de manipulation. Dans un genre, la série policière, qui a tellement produit qu’il n’en sort plus grand chose de réellement nouveau, Shades of blue a puisé aux bonnes sources et propose un engrenage mortifère, dont on a plus l’habitude au cinéma qu’à la télévision.
De bonne facture, Shades of blue n’a pas à rougir pour une série produite par une grande chaîne. Elle est un bon exemple des héroïnes contemporaines, mais c’est plus encore par sa noirceur désenchantée qu’elle mérite l’attention.
Une héroïne moderne
Comme Lopez, la détective Santos est une latina. Les ressemblances s’arrêtent à peu près là. Jennifer Lopez a une longue carrière d’actrice, où surnagent une poignée de bons rôles, en particulier dans Hors d’atteinte de Soderbergh. Elle y est parfaite, dans ce jeu de chat et souris amoureux avec George Clooney. Dans Shades of blue, Lopez confirme qu’elle peut être une très bonne comédienne. Le reste du casting étant de haut niveau, avec Drea de Matteo (révélée par Les Sopranos) et Ray Liotta pour partager la tête d’affiche, un jeu d’actrice décevant serait d’autant plus visible. Ce n’est pas le cas, au contraire.
Harlee Santos est une mère célibataire dévouée et une amie fidèle (malgré la situation impossible qui est la sienne, ne l’aidant pas à rester loyale envers ses équipier.e.s) s’efforçant d’assurer ses arrières si le vent tourne mal. C’est une femme extrêmement intelligente et dévorée par sa part d’ombre mais, en bonne anti-héroïne contemporaine, pas sans valeurs ni sensibilité. Une partie d’elle aimerait agir “bien”, mais les choix auxquels elle est confrontée ne sont pas simples car ils ont des conséquences sur sa fille et ses proches.
Belle mais presque jamais dénudée ou en position sexy, Lopez, qui est coproductrice du show, a su éviter de se montrer en décalage avec la tonalité du récit. Son personnage et celui de Tess Nazario (Drea de Matteo) sont complexes, elles font ce qu’elles peuvent pour être des flics et des mères potables, elles ne sont pas des marionnettes mais n’ont pas toujours prise sur ce qui leur arrive. Malgré l’énormité de nombreux aspects du scénario, disproportionné pour un banal commissariat new-yorkais, ces policières sont réalistes à leur manière, et intéressantes, comme peuvent l’être Laure Berthaud dans Engrenages, Sarah Lund dans The killing, Jane Rizzoli, ou Scott & Bailey dans la série du même nom. Le terrain était prêt, semble-t-il, pour une flic ripou qui ne se résume pas à son rapport élastique à la légalité. Que ce soit Lopez qui l’incarne est une surprise, et une bonne.
Un nouveau The SHIELD ?
Une référence plane constamment, celle de The SHIELD, série qui a imposé avec brio comme personnages principaux une équipe de flics de Los Angeles hyper-violents et corrompus, donc pas exactement des “héros”. The SHIELD, diffusée de 2002 à 2008 sur la chaîne du câble FX, était considérée comme sulfureuse. Et pourtant, comparée à Shades of blue elle est presque une série prudente, pleine de bons flics, un peu gentillets sur les bords mais honnêtes et raisonnablement compétents. Plus elle évolue, plus on trouve d’excuses à Vic McKey, et plus un salaud parmi les salauds (Shane Vendrell) est désigné comme repoussoir, ce qui détourne l’opprobre de la “strike team”. Une forme d’équilibre narratif entre bons et méchants se dégage, dans lequel la dureté extrême des gangs sert à souligner l’inévitabilité du principe de réalité : les méthodes officielles ne sont pas adaptées face à cette criminalité. Donc finalement les méchants flics ne sont pas si méchants que ça. C’est simplement qu’ils n’ont pas vraiment le choix.
Évidemment The SHIELD est plus sombre et dure que cette description au laminoir le laisse entendre. Mais tout de même. Shades of blue prend une autre option. Là où la série californienne laisse entendre que c’est la violence des malfaiteurs qui oblige mécaniquement la police à s’aligner sur son niveau de violence, Shades of blue oppose un nihilisme déroutant. D’autant plus déroutant que celle-ci n’est pas une série du câble mais passe sur NBC, l’un des réseaux hertziens historiques avec CBS et ABC. Autrement dit, une chaîne dont les programmes sont habituellement plus modérés et lisses que ceux du câble. C’est même ce type d’opposition qui fait qu’une chaîne phare a pu longtemps proclamer “it’s not tv, its HBO”. Dès le début, l’équipe de Shades of blue a ouvertement cherché à importer sur un network les ingrédients des séries “de qualité” du câble. En cela, elle renoue avec l’ambition d’une ancêtre qui l’a peut-être influencée, Un flic dans la mafia (créée par CBS), qui a marqué les spectateurs de plus de 40 ans.
Impossible rédemption ? ou malédiction humaine ?
Une première lecture de Shades of blue insisterait sur l’impossibilité de se rédimer. A plusieurs reprises, la détective Santos espère pouvoir mettre un terme à son parcours de ripou, et chaque fois de nouvelles circonstances l’en empêchent et la plongent plus profondément dans la fange. Initialement, elle n’a fait que commettre un écart pour se protéger enfin d’un conjoint violent. Et puis, un écart en entraînant un autre… Cette lecture de la série, on peut la trouver morale en diable. Elle évoque un dieu vengeur et l’au-delà comme seul espoir d’être remis de ses péchés. Car la religion n’est jamais bien loin sur les grandes chaines américaines.
On vient de vous présenter la version optimiste. Mais l’autre lecture qui s’impose, est encore plus sombre. On n’échappe pas au mal, semblent nous dire les auteur.es. Dans l’ensemble les criminels et la pègre sont peu présents dans le scénario, et leur intervention ne changerait pas grand chose. Car ce sont les forces de l’ordre qui incarnent le désordre, les “gentils” qui font tout de travers. Si protéger autrui revient à basculer dans le mal, la conclusion est terrible, particulièrement pour une série d’une chaîne grand public : chaque humain est seul au monde et n’a le choix qu’entre la faiblesse (l’inexistence ?) et le mal. Peu de séries sont à ce point dépourvues d’espoir.
Dès le début de la première saison, deux éléments sont posés. L’équipe de policiers dirigée par le lieutenant Wozniak (Ray Liotta) organise la paix du quartier en se faisant payer par les commerçants et castagnant les petits délinquants. Un agent du FBI enquête sur ces flics corrompus et oblige Harlee Santos (Jennifer Lopez) à devenir son informatrice contre l’immunité. Par la suite, un engrenage de soupçons, de violences, de double voire triple-jeu ne fait qu’empirer la situation à chaque étape. Au centre du jeu, Harlee Santos. Les deux autres moteurs sont Wozniak, son supérieur et mentor, et l’agent spécial du FBI Stahl.
Tous les personnages principaux paient au prix fort leurs choix. Mais ce ne sont pas seulement leurs écarts égoïstes qui leur attirent le plus de malheur, comme le fait de racketter les commerçants. Un grand nombre de choix sont guidés par la volonté de protéger qui sa fille, qui son épouse ou son amant, qui son frère, une amie, ou encore des équipiers. Plus ces représentants de l’ordre cherchent à protéger (des proches), plus les tourments s’abattent sur eux. Mal agir est puni. Être héroïque est plus puni encore. Seule l’action insignifiante, le petit train-train quotidien, en somme être inutile, permet d’éviter les problèmes.
Or jamais les personnages de petites gens, les madame et monsieur “tout le monde”, ne sont mis en avant ou valorisés. Shades of blue n’envoie à aucun moment le message “pour être heureux, vivons petit”.
Il n’y a donc aucune issue. La petitesse n’est pas une option. Et l’engagement, l’action, finissent par des catastrophes. Il n’y a même rien de bon, au final, à attendre des forces de l’ordre. Car si Wozniak et sa bande sont corrompus, l’agent du FBI qui les traque ne vaut pas mieux, c’est un maniaque dangereux et sans scrupule. Anti-flic, cette série ? Non, à aucun moment. On n’y trouve pas non plus de ces plaidoyers à peine masqués pour les groupes d’autodéfense dont pas mal de programmes américains ont le secret. Shades of blue est terriblement sombre, sans être “anti” quoi que ce soit. Elle semble n’être “pour” rien non plus. Comme si vivre revenait à entrer la tête la première dans la lessiveuse, avec pour seul espoir de tenir un tour de plus. Cette vision désespérée de l’humanité pourrait être celle d’un David Peace, mais cette fois c’est l’Amérique qui nous propose ce morceau de bravoure. Wozniak en homme brisé dont la chute ne prend jamais fin, Santos dont le regard se perd dans le vague dès qu’elle est seule, sont des personnages de tragédie.
En tant que série, Shades of blue n’est pas sans défaut, elle en rajoute toujours plus au point que par moments on soit sur le point de décrocher (Ray Liotta a aussi la main un peu lourde sur les pleurs d’alcoolique). Mais elle est un beau produit industriel, bien écrit et très bien joué, mis en scène et en photo sans faute de goût, et avec un bon sens du rythme. Il manque une touche de génie qui la fasse vraiment sortir du lot, certes. Mais lorsqu’on la regarde comme une pièce d’Eschyle où le malheur annoncé advient inexorablement, elle prend un intérêt nouveau.
NBC a annoncé que la troisième saison (dont la diffusion vient de démarrer aux USA) serait la dernière. Car finalement, dans toute tragédie, il y a trois actes.