La Guérilla des animaux de Camille Brunel : le monde perdu
Paru le 16 août 2018 chez Alma Éditeur.
C’est un lieu commun vieux comme le monde : écrire un premier roman, c’est forcément y mettre beaucoup de soi, parce qu’on a beaucoup à dire et que, consciemment ou non, on ignore si on aura de nouveau la chance de voir ses écrits publiés. Dans le cas de Camille Brunel, c’est sans doute encore plus vrai que la moyenne : toute personne ayant un tant soit peu côtoyé l’auteur de La Guérilla des animaux dans la vraie vie ou sur les réseaux sociaux pourra certifier de l’infinie cohérence qu’il y a entre la personnalité de l’écrivain et celle de tout son livre. Voilà un premier roman brillant, érudit, engagé, enragé, d’une assurance que l’on pourra éventuellement interpréter comme de l’arrogance. Il est vrai que Brunel maîtrise tellement son sujet, sur lequel il disserte çà et là de façon quotidienne et depuis tant d’années, que le ton est parfois proche du péremptoire. Mais comment éviter cela lorsqu’à l’expertise s’ajoute un vrai talent d’écriture.
Chez Camille Brunel, les mots sont parfois d’une dureté à couper le souffle, ce qui n’a rien à voir avec de la sécheresse de cœur. Spécialiste des questions animales (antispécisme, préservation de la diversité), le romancier déplace simplement le curseur. C’est même l’une des principales lignes directrices de La Guérilla des animaux, dont le héros, Isaac, n’attache pas plus d’importance à ses congénères qu’aux êtres vivants non humains. D’où sa profonde détestation, parfois, de cette fabrique à malheur qu’est souvent l’espèce humaine. Cela ne signifie pas pour autant qu’Isaac aime profondément et individuellement chaque être présent sur Terre : c’est juste que sa définition du libertarisme n’englobe pas que les hommes et les femmes. La réflexion sur le devenir de la population terrestre (ce qui n’englobe pas que l’Humanité), et sur la nécessité éventuelle d’en terminer avec l’espèce humaine pour permettre la survie de tout le reste, est sidérante. Probablement parce que sa démonstration d’un jusqu’au boutisme assumé est assurée avec un flegme impressionnant.
Dans les faits, La Guérilla des animaux ressemble à une épopée intime et cosmopolite sur les traces d’un homme décidant de tout donner pour la cause animale. Le roman impressionne parce que, en 270 pages, il donne l’impression d’en dire plus que bien des pavés vaguement écolos et que toute une génération de films catastrophes. Dans ses écrits sur le cinéma, Camille Brunel s’est souvent distingué par cette façon reconnaissable entre mille d’utiliser nombre de films (du plus gros blockbuster à l’oeuvre la plus intimiste) pour servir son propos radicalement (?) antispéciste (outre le roman, on vous conseille sa série d’articles “Les Animaux du café”). Cette façon de piocher avidement dans la culture populaire (de Jurassic World, qu’il adore, à Okja, qu’il aime beaucoup moins) se ressent pleinement à chaque page de sa Guérilla : s’y télescopent le souffle de l’épique et les souffrances de l’éthique.
Du parc indien de Ranthambore à un campement au Swaziland, Isaac sillonne le monde pour libérer des animaux, observer la faune, éduquer les humains. C’est un héros absolu, tragique et superbe, quasiment un être providentiel, ce qui fait de lui la grande attraction du roman et en même temps son principal défaut : qu’il prenne des décisions délicates sur le plan existentiel ou qu’il vive des drames personnels absolument terribles, Isaac semble sans failles. La fameuse dureté du militant, qui doute parfois en coulisses mais n’expose que ses certitudes, mâchoire serrée, lorsqu’il se trouve en public. Il y a de l’orgueil et de l’ego dans La Guérilla des animaux, mais l’égoïsme n’est pourtant pas de mise, comme en témoignent par exemple ces chapitres rédigés à la première personne et adaptant le point de vue de quelques animaux. Des passages somptueux, qui évitent l’anthropomorphisme : tel un Docteur Dolittle, Camille Brunel semble quasiment capable d’entendre distinctement les réflexions et les interrogations des animaux.
Crépusculaire, La Guérilla des animaux observe avec précision et émotion la fin d’une ère, s’interroge sur la nature des armes à utiliser pour mener les combats présents et futurs, dessine avec singularité la trajectoire d’un personnage prêt à tous les sacrifices, et c’est déjà gigantesque. Et tant pis si ni l’auteur ni le personnage principal ne se mettent tout à fait à nu, se voyant plus comme des porte-parole de leur cause que comme des êtres de chair et de sang.
- Forêt obscure de Nicole Krauss : le roman et son double par Guillaume Augias
- La Guérilla des animaux de Camille Brunel : le monde perdu par Thomas Messias
- Midi de Cloé Korman : une dernière répétition par Guillaume Augias
- Helena de Jérémy Fel : figures maternelles par Benjamin Fogel
- La Grande Idée d'Anton Beraber : tu chériras l'amer par Guillaume Augias
- Évasion de Benjamin Whitmer : anatomie de la ville par Benjamin Fogel
- Moi, ce que j'aime, c'est les monstres d'Emil Ferris : de l'encre plein les doigts par Guillaume Augias
- Écorces vives d’Alexandre Lenot : s’imposer aux hommes pour disparaître dans la forêt par Benjamin Fogel
- Les Billes du Pachinko d'Élisa Shua Dusapin : éclipses coréennes par Guillaume Augias
- Pense aux pierres sous tes pas d'Antoine Wauters : nous sentions comme les arbres par Guillaume Augias