Écorces vives d’Alexandre Lenot : s’imposer aux hommes pour disparaître dans la forêt
La première fois que j’ai lu Alexandre Lenot, c’était il y a dix ans sur La Blogothèque. Ce devait être un papier sur un disque ou un compte-rendu de concert. À la lecture de son premier roman, Écorces vives, qui vient de paraitre chez Actes Noirs, j’ai retrouvé ce qui faisait déjà la force de son écriture à l’époque : un mélange de retenue et d’ambition dans la manière d’amener les métaphores et de décrire les sentiments humains. Lenot exacerbe les émotions, va en chercher la nature profonde, mais jamais au détriment de la pudeur.
Écorces vives se déroule dans le Massif central, au nord du Cantal, région sous l’emprise d’un paradoxe : les jeunes quittent le pays, les villes se vident, la population vieillit, mais, dans un même mouvement, ceux qui restent se méfient des étrangers, de ceux qui pourraient donner un nouvel élan, conduisant ainsi à long terme la région à sa perte.
Le roman suit d’abord quatre étrangers qui essayent ou ont déjà réussi à y reconstruire leur vie : Laurentin, un flic qui a emménagé dans la région après que sa femme l’ait quitté pour un autre ; Louise qui a trouvé refuge dans une ferme, tenue par un couple d’Américains, fuyant les agressions sexuelles qui se déroulaient sous le nez de ses parents ; Lison qui y avait suivi son mari, un fermier décédé récemment ; et enfin Eli, un incendiaire de 36 ans, venu régler ses comptes avec la vie et ce qu’elle lui avait précédemment promis. Au début du récit, seul Laurentin, arrivé depuis plus longtemps, embrassant les mœurs et incarnant l’autorité a réussi à imposer sa personne.
Ces personnages, qui ont abandonné leur ancienne vie pour trouver ici le calme et construire une nouvelle existence, se voient refuser le droit à la solitude, à une vie loin du regard des autres. Eux qui ne demandent qu’à se fondre dans le paysage. Ils pensent n’avoir aucun talent, questionnent leur utilité à la société. Ils voudraient disparaître. Chacun à leur manière, ils vont évoluer, affirmer leur présence, se battre pour leur droit à la terre. Parce qu’ils veulent fusionner avec la nature, s’oublier en elle, ils vont devoir lutter contre les hommes.
Écorces vives fonctionne ainsi sur plusieurs niveaux : d’un côté la fable sociale, qui fait écho à la manière dont la France traite les migrants, de l’autre le polar rural, où l’on retrouve simultanément le côté râpeux d’un Franck Bouysse et l’aspect nature-writing de Peter Heller ou des grands auteurs de chez Gallmeister. Peu à peu, par un truchement imperceptible, Lenot finira par transformer le tout en un western au confluent des époques, à la fois ancré dans le passé et précurseur des apocalypses à venir.
Appuyé par un style précis dont la rigueur fait écho aux caractères taiseux des personnages, le premier roman de Lenot s’avère aussi vivifiant que glaçant.
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