Pense aux pierres sous tes pas d’Antoine Wauters : nous sentions comme les arbres
D’un côté Amélie Nothomb, avec Les Prénoms epicènes, tire son énième roman à la ligne pour dérouler un haïku émotif final. De l’autre l’impétrante Adeline Dieudonné, avec La vraie vie, lui vole la vedette mais son système est un peu trop bien huilé pour être honnête. Il faut croire que la Belgique aura tout fait lors de cette rentrée pour masquer la véritable voix littéraire qui porte haut ses couleurs, celle d’Antoine Wauters avec un livre envoûtant dès son titre, Pense aux pierres sous tes pas. Si le texte du jeune natif d’outre-Quiévrain paraît aux toujours sûres éditions Verdier avec son habituelle couverture jaune orangé, on peut oser le lien avec le mouvement social tant hétérogène qu’irrépressible dit des Gilets jaunes. En effet, l’angle de la colère est sans doute la meilleure façon d’aborder l’objet romanesque complexe, dense et fiévreux dont il s’agit ici.
« Être séparé de quelqu’un, c’est être séparé non pas une fois seulement et pour de bon, mais des tas de fois, pendant des jours, des mois et des années, jusqu’à ce que le manque, enfin, en ait assez de vous butiner le cÅ“ur. » La colère commence, dans ce texte volontairement situé hors de l’espace et du temps connu, par une tentative ratée d’inversion. Marcio et Léonora sont frère et sÅ“ur jumeaux dans une famille broyée par un régime totalitaire teinté de réalisme magique. Leur refuge est un amour incestueux dont ils choisissent de ne garder que la pureté. Parmi leurs jeux amoureux figure celui qui causera leur exil : Marcio donne ses vêtements à Léonora pour qu’elle connaisse la sueur du travail des champs et Marcio s’enivre des odeurs domestiques dans les habits de sa sÅ“ur. « La colère ne règle rien. Chaque seconde compte. »
La plume d’Antoine Wauters allie une élégie de l’incantation à un trouble des cÅ“urs et des régimes autoritaires. Les dictateurs se succèdent, la misère perdure et limite les capacités d’expression au sein de la famille. Réfugiée chez un oncle, Léonora offre son corps aux jeunes villageois en les mettant simplement en garde contre une chose : ils ne doivent pas tomber amoureux d’elle. « Tu es toi-même la maladie et toi-même le remède. Il y a un temps pour tout, Marcio » dit-elle mentalement à son frère dans l’une des nombreuses litanies dont est parsemé le livre.
La large part laissée aux monologues est une Å“illade au mouvement du courant de conscience qui, associée au thème traité, évoque forcément l’immense roman de William Faulkner Le Bruit et la Fureur écrit il y a tout juste 90 ans. La différence principale réside peut-être cependant dans le rôle du politique chez Wauters, la valse des dirigeants fantoches servant de chambre d’écho à la détresse de la monade frère-sÅ“ur au sein de la cellule familiale, là où chez Faulkner l’écho du drame familial est simplement métaphysique et le désespoir ontologique.
Avec la véritable invention d’une langue poético-politique, Antoine Wauters fait une entrée fracassante dans le paysage littéraire et sa scansion n’est pas prête de nous lâcher.
« Pleure et prie, petite. Puis piétine tes larmes. »
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