Spider-Man : new generation, créer à l’infini
Sortie le 12 décembre 2018. Durée : 1h57.
« Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités » : la phrase emblématique de la mythologie attachée au personnage de Spider-Man vaut également pour les techniques du reboot et du remake, dont Hollywood abuse de plus en plus allègrement. Faire un reboot ou un remake, c’est s’approprier un patrimoine conséquent : une histoire déjà racontée, avec son univers et ses personnages, ainsi que le public qui l’a aimée et lui a apporté le succès. Un usage stérile et préjudiciable du reboot consiste à n’en faire qu’un moyen, de s’arroger cyniquement le succès d’une histoire en la racontant à nouveau, plus ou moins à l’identique, sans rien apporter en retour – créativité, risque, nouveauté. À cette forme de surexploitation des ressources, qui mène à leur assèchement, on peut opposer une autre pratique du reboot. Celle-ci consiste à ne plus faire du reboot un outil sans valeur en soi, mais à le mettre au cœur du dispositif et de l’imaginaire de l’œuvre. Et ainsi prendre et partager la conscience que si l’on peut recréer, c’est parce que l’on peut en réalité créer à l’infini.
Ce grand pouvoir, les comic books de Marvel (et des autres) le mettent en pratique depuis longtemps. Leurs héros et méchants meurent, renaissent, endossent de nouvelles identités, surgissent dans des univers parallèles, qui parfois se télescopent, etc. La seule règle est qu’il n’y a pas de règle contraignante, limitante : l’univers Marvel papier est en constante expansion et reconfiguration, à l’image de l’univers réel finalement. La genèse de Spider-Man : new generation (titre « franglais » qui conserve néanmoins, sous une autre forme, l’idée de l’original Spider-Man : Into the Spider-Verse) provient de l’un de ces univers connexes. Dans la série des Ultimate Comics apparaît, en 2011, un nouveau porteur du costume et des pouvoirs de Spider-Man : l’adolescent Miles Morales, qui vit à Brooklyn avec sa mère portoricaine et son père afro-américain. Peter Parker, le Spider-Man originel, est également présent dans ce monde, mais pour peu de temps – sa mort intervient juste après sa rencontre avec Miles, sans qu’il ait pu lui prodiguer un quelconque enseignement ou entraînement.
Spider-Man : new generation suit cette trame dans son premier acte, en y ajoutant une pratique à visage découvert du jeu du reboot – les exploits accomplis par Peter Parker reproduisent fidèlement une partie de ceux de la trilogie originelle réalisée par Sam Raimi dans les années 2000. C’est après la mort de Parker que les choses dérapent, pour le meilleur. Ce drame a lieu dans un synchrotron, que Wilson Fisk aka le Caïd (un des méchants récurrents de l’univers Marvel) a fait construire pour ouvrir un portail vers d’autres univers. Le principe créatif fondamental du reboot, l’ouverture à une infinité de variations sur un même thème, se confond ainsi littéralement avec l’enjeu central du film pour les protagonistes (les méchants veulent faire fonctionner le synchrotron, les héros veulent le détruire). Cette fusion produit une réaction en chaîne, générant une débauche d’énergie phénoménale qui rend Spider-Man : new generation extraordinaire.
Cinq Spider-Man du Spider-Verse déboulent dans le monde du rookie Miles Morales : un autre Peter Parker (loser au bord de la dépression), Spider-Gwen (venant d’un univers où Gwen Stacy et non Peter a été piqué par l’araignée), Spider-Man Noir (un récit de Spider-Man à la manière des romans et films noirs, situé en 1933), Spider-Cochon (un jeu de mots entre Spider-Man et Spider-Ham, devenu un véritable personnage de comic), et Peni Parker (une jeune fille américano-japonaise contrôlant un robot disposant des pouvoirs de Spider-Man). À ce stade, l’opportunisme mercantile est encore un écueil potentiel – multiplier les héro.ïne.s pour multiplier les publics ciblés commercialement – que Spider-Man : new generation dépasse par la pertinence de son propos. Le premier Peter Parker est un parfait stéréotype du héros américain blanc, dont la mort laisse la place à une équipe d’outsiders de tous horizons (sexe, ethnie, espèce), qui s’avèrent tout à fait capables d’accomplir la même chose. Le parcours du film, explicité dans un de ses dialogues, est de faire la bascule d’un Spider-« Man » (mâle) unique à des Spider-« Beings » (êtres) divers.es et pluriel.le.s. Et puis, six Spider-Beings, c’est également plus fun qu’un.e seul.e : cela permet d’augmenter d’autant la quantité de méchants (le Caïd s’attache les services du Bouffon vert, du Scorpion, du Rôdeur, de Tombstone et de Doc Octopus) et ainsi de rendre les affrontements encore plus dynamiques et déchaînés.
Le secret du film est de ne jamais chercher à contrôler le chaos qui déferle dans son cadre ; il danse avec comme un surfeur avec une vague géante, ou un cavalier avec un cheval de rodéo, en gardant juste ce qu’il faut de maîtrise pour ne pas chuter prématurément. L’énergie folle qui traverse Spider-Man : new generation en fait un film proprement mutant, en reconfiguration et en mouvement permanent.e.s. L’histoire, les personnages, la forme surtout évoluent sans cesse, par des à-coups grisants qui nourrissent un processus de création et destruction sans frein ni complexe (il n’y a qu’à voir les deux génériques). Sans effets négatifs non plus, ce qui est assez miraculeux. Chaque nouvelle strate enrichit les précédentes, principalement en ce qui concerne le dessin et l’animation. Le film combine techniques et rendus de toutes les époques, depuis les années 1960 (le pop art, les premiers dessins animés Spider-Man) à aujourd’hui – et même demain, certains procédés d’animation ayant été mis au point en cours de production. Il les entremêle et les entrechoque, de manière de plus en plus intense jusqu’au combat final, pour lequel on retourne au cœur du synchrotron transformé en un maelström vertigineux où les métros volent et les immeubles poussent de nulle part.
On pense fortement à Speed Racer, de Lana et Lilly Wachowski, face au déferlement psychédélique à l’œuvre dans ce dernier acte de Spider-Man : new generation. Depuis les courses automobiles de ce film, il y a dix ans, on n’avait en effet rien vu d’aussi expérimental, survolté et euphorisant sortir d’un studio hollywoodien. Une autre création des deux sœurs vient à l’esprit, lorsque chacun.e des Spider-Beings arrive avec le style graphique propre à son univers. Cela renforce le caractère « tou.te.s uniques, tou.te.s uni.e.s » de leur bande, et la rapproche de celle des héro.ïne.s de Sense8. Alors que les Wachowski viennent de fermer leur structure de production, faute de projets en développement, voir que l’esprit audacieux et lumineux de leur œuvre pénètre d’autres films hollywoodiens fait chaud au cœur – en plus de nous étourdir l’esprit par le résultat produit.