Pour un ensemble de raisons dont certaines sont littéraires, les romans de Michel Houellebecq sont attendus avec la ferveur un peu risible d’une fin du monde cheap, comme un 21 décembre 2012 renouvelé. Alors disons-le tout net : il y a autant de suspense dans son dernier opus en date que dans la vie de tout un chacun. En ce sens le romancier à la cigarette représente autant un spoiler humain que nous constituons, tous autant que nous sommes, un roman décevant.
Dans la lettre que Teresa Cremisi – éditrice de Houellebecq – a adressé aux destinataires du service de presse présenté comme le graal, il est indiqué qu’on y retrouvera « des échos des mouvements qui bouleversent notre pays ». Or non. La ficelle est trop grosse. Car le mouvement des Gilets jaunes est avant tout l’expression d’un groupe et l’avènement d’une parole commune. Cette parole, diverse et brouillonne, s’exprime avant tout contre. Et chez Houellebecq, ses héros masculins en tête, les personnages ne sont contre rien. Même pas contre les femmes, l’Europe ou les homosexuels. À peine contre eux-mêmes.
En tout juste vingt pages d’entame du roman, Houellebecq a déjà procédé à un étalage calculé de vulgarité rance et à une réhabilitation de Franco par la bande, le tout dans une ode bien peu érectile. « Il est en forme », comme on dirait du tonton gênant à Noël, la tête consternée dans la paume de la main. Mais ce qui sépare ici le héros houellebecquien, mettons, d’un personnage comme celui du Grinch, qui déteste Noël et veut pourrir celui des autres pour leur faire payer ses hivers solitaires dans le froid d’un orphelinat, c’est que ledit héros dépressif est l’anti-Grinch : son enfance fut heureuse et pourtant rien ne le destine à une happy end.
Dans Sérotonine, on assiste de manière rétrospective au délitement sourd de Florent-Claude Labrouste, quadragénaire en poste au ministère de l’Agriculture, à travers la perte successive des femmes qui ont illuminé sa vie pourtant sans éclat. Il est notable que le dernier mot du livre – oui – renvoie tout autant à l’Ulysse de Joyce, dont c’est également le dernier mot, qu’au titre d’un des plus beaux rubans noirs de Thomas Bernhard, qui prend ce mot pour titre. Les deux textes font du couple et, au-delà, de la rencontre, l’alpha et l’oméga de l’intention littéraire. Fût-elle funeste. Mais ici, l’écrivain mondialement reconnu agite des personnages féminins comme on pourrait secouer une poupée vaudou, n’obtenant pas plus de résultat qu’un marabout à la petite semaine.
Houellebecq paraît bientôt hanté par l’horizon indépassable de ses précédents romans, se singeant lui-même. On lit les évocations de Kate et Camille, amours défuntes de Florent, comme celles de spectres fades d’Annabelle et Valérie, personnages centraux respectivement des Particules élémentaires et de Plateforme. Et si le protagoniste secondaire le plus marquant est un homme, l’aristocrate-agriculteur Aymeric d’Haucourt, il est davantage un fantasme de martyr qu’un véritable personnage. Et il est étonnamment moins incarné que le pourtant bien peu vibrant Raphaël Tisserand dans Extension du domaine de la lutte.
Après avoir jadis écrit une phrase aussi nécessaire que « l’alcool et la cigarette sont des petits suicides qui ne disent pas leur nom », Houellebecq fait ici de la contrevenance aux lois contre le tabagisme une éthique de vie, une sorte de happening punk sponsorisé par Camel. Tout ceci est fait dans le même esprit d’adolescence tardive que celui qui voit son héros saboter le tri sélectif ou encore pérorer, dans l’alcôve de tirets cadratins, « je n’aurais peut-être pas fait grand-chose de bien dans ma vie, mais au moins j’aurais contribué à détruire la planète ».
La sarabande du petit commentaire – fréquemment en italique – sur à peu près tous les sujets est un système que Houellebecq utilise, sans mauvais jeu de mots, jusqu’à plus soif : le Japon, la zoophilie, les marques de houmous présentes chez Carrefour City, la pratique high-tech de la pédophilie, tout y passe avec un goût pour le décalage provoc à peu de frais, sachant qu’il s’agit de sujets que Houellebecq aime à fréquenter en touriste exigeant – euphémisme préféré de l’épithète chiant.
D’aucuns prétendent que l’éclat dans les yeux des animaux est celui que nous y mettons. C’est bien le problème, quand Houellebecq aborde la question de la souffrance animale, car son point de vue sur les sévices en la matière est avant tout une manière de prolonger son propre mal-être en usant de la faune comme d’un miroir déformant. Aussi, quand il utilise des anglicismes choisis (« environnement périurbain hardcore », « un plateau de fruits de mer en solitaire c’est une expérience ultime, Françoise Sagan n’aurait pas pu décrire cela, c’est vraiment trop gore »), c’est moins pour créer de la nouvelle littérature que pour consacrer un retour aux fondamentaux – back to basics, dirait-il – après l’épisode dystopique de Soumission pour lequel il se sera presque excusé suite aux attentats de Charlie Hebdo.
Il y a dans le titre même de ce livre, Sérotonine, une indication sur l’arc que décrit l’œuvre de Houellebecq. Un arc allant de la physique quantique à la pharmacopée. Un arc qui bande mou. On apprend vers la fin du roman que la lecture des Âmes mortes de Nicolas Gogol procure au narrateur des plaisirs infinis. Il ne paraît pas totalement extravagant d’y voir un message à clé dans la mesure où, avec son personnage de Labrouste, Houellebecq se comporte à la manière du fieffé Tchitchikov tentant de circonvenir des paysans sur le dos de la terrible mortalité agricole. Nous sommes les paysans au centre de la farce houellebecquienne, mais la différence, comme l’indique l’auteur, est que Gogol a reçu de Dieu une nature très complexe. Alors que la nature de Houellebecq, quant à elle, est désormais réduite à une peau de chagrin.